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Passée

« Chaque soir, dans le vallon, on en tue au moins une douzaine ! ... il y en a comme ça ! ... » et mon interlocuteur achève sa phrase avec les deux mains dont les doigts s’agitent pour montrer un fourmillement intense. Devant mon air sceptique, le voilà m’assénant le grand croup.

— Je croyais pourtant que vous étiez un chasseur de bécasses ! ...

C’en est trop. Demain soir, sans faute, j’irai faire la « passée ». Nous verrons si, à deux pas de la ville les longs becs foisonnent ou — et c’est probable — si mon brave voisin n’a point un peu exagéré.

Quel temps ! ... Sans discontinuer, depuis quarante-huit heures, un mistral glacé se rue sur le petit village frileusement pelotonné au flanc de la colline. N’ayant plus rien à emporter il fouette les gens, gifle les murs, crie sa rage en de longs hurlements qui donnent la chair de poule. Et les journaux nous ont appris que la France entière connaissait des minima impressionnants. Ce matin même, le mercure accusait moins sept ... Pour le Midi, c’est excessif. Il est possible que les scolopax fuyant les régions glacées, soient venus chercher asile dans pinèdes et bosquets de la banlieue phocéenne. Mais ne bavardons plus, l’heure approche, en route ! ... N’oublions pas notre grand épagneul qui tire sur sa chaîne ... Quelques centaines de mètres entre les villas, un étroit sentier et voici la prairie encastrée entre les dernières maisons du village. Un filet d’eau chemine en tremblotant sous sa prison de glace. Par endroits il reparaît, puis se cache bien vite comme s’il avait trop froid. L’herbe, naguère verte, paraît roussie et craque sous les pieds.

Le soleil, avant de disparaître, laisse flâner ses pinceaux lumineux sur les falaises calcaires des barres de l’Étoile qui s’empourprent, virent au rose puis au violet. Quelques rayons coupent d’un trait d’or le gris mauve semé d’ombres, tout se ternit. C’est fini. L’astre vient de glisser derrière la draperie lilas que lui tend le soir. Maintenant, le ciel paraît bleu-cendré, bientôt il se parera de ses immuables pierreries. En attendant, fier et brutal, Mistral siffle sa froide chanson dans les branches nues qui grincent en se heurtant. Sur les flancs de la colline les pins ont gardé leur sévère tenue vert sombre pour écouter les plaintifs refrains de la tourmente. À leurs pieds, sous les branches serrées des chênes-verts ou dans les touffes de kermess, les reines d’automne reposées d’un long voyage doivent, de leur grand œil de velours, sonder la vallée inconnue. Elles ont l’intuition que, là-bas, leur bec pourra fouiller dans l’humus préservé du gel par quelque filet d’eau vive. Elles sauront à larges coups d’ailes retrouver dans l’espace la route invisible suivie par tous les scolopax allant vermiller. Elles ne savent point, les malheureuses, que cette promenade nocturne est semée d’embûches. On s’élance, on part … et, parfois, l’on ne revient plus se chauffer délicieusement sur le lit d’aiguilles sèches.

Le crépuscule, sentinelle avancée de la nuit, vient de chasser le jour estompant toutes choses. D’autres chasseurs — ombres mobiles — passent. S’évadant des demeures closes par les persiennes ou jetant à travers la vitre un cône de clarté, les lumières s’allument ça et là tandis que les furieuses rafales déchirent en lambeaux l’âme vaporeuse des bois et des charbons qu’exhalent les cheminées. En un bruit de ferraille, le tramway vient de quitter le terminus et regagne la ville. De rapides lueurs glissent sur la route. Une perceuse gémit, une scie grince. Le doute m’envahit. Est-il possible que tant de vie bruyante ne fasse pas dévier les passagères ? J’en suis à me demander si l’on a voulu me faire « marcher ». Cependant, où allaient ces confrères ? Qu’attendent ces deux points noirs à l’extrémité de la prairie ?

Enfin ! ... Sur la gauche quelques détonations retentissent. Puis le rythme s’accélère. Parfois, comme à une cadence ordonnée, les coups trouent la nuit. On devine que c’est le même oiseau qui franchit victorieusement les zones dangereuses. Voici une série de huit coups : « Pan ! Pan ! » légère pause. « Pan ! Pan ! » et ça continue. Puis un sec toussotement lointain semble avoir mis le point final à la randonnée. La fusillade se généralise ; elle est très vive dans les deux vallons, qui, un kilomètre en aval, mêlent leurs eaux. J’ai certainement choisi un mauvais secteur. La passée bat son plein ; je n’ai rien aperçu encore.

Attention, en voici une ! ... Brusquement l’ombre plonge, glisse à quelques mètres et va se poser au bord du ruisseau. Pas de chance, l’unique occasion s’est évanouie. À présent c’est vraiment la nuit ; malgré la pureté du ciel on distingue mal. Le silence se rétablit dans la campagne. Rentrons. J’ai vu ou plutôt deviné la première bécasse de la saison. Demain, fidèle au rendez-vous, je serai encore en ce lieu.

Tout en regagnant le logis proche, je songe à l’époque bénie où, bien loin de la ville, j’abandonnais tout gibier dès novembre pour me consacrer aux rousses voyageuses. En ai-je battu des pinèdes, visité des bosquets, exploré des broussailles épineuses ! ... Ne voulant rien laisser au hasard, j’inspectais les bois parcelle par parcelle. Souvent, je rentrais exténué, les genoux déchirés par les ajoncs, sans avoir levé un seul oiseau, ou entendu seulement le fla-fla sifflant de la fuite. Année par année le novice connut, à la suite de nombreuses remarques, les coins préférés. Inutile d’arpenter tant d’hectares. Par les matins de grand gel, on arrive aux points précis où un mystérieux aimant attire chaque automne les divines migratrices. Avec précaution, on suit tous les mouvements du fidèle compagnon. La touffe de chênes-verts est vide, allons au grand pin. Prenons garde. L’animal boit les chaudes émanations, s’étire, s’arrête changé en bronze. Ah ! la riche minute qu’on voudrait éterniser, minute de plaisir intense faite de la joie de la découverte, de l’attente du départ et de l’incertitude du tir. La voici ! … Sifflant départ, montée en chandelle, percée dans ce grand trou bleu que guette le fusil ...

Mais les « remises » n’ont rien d’immuable. Au détour d’un sentier, au coin d’une haie, à la lisière d’un bois où jamais chasseur n’aperçut bécasse, parfois une princesse au long bec se lève, crochète, surprend ... Trop tard ! …

Ce n’est pas dans le but de réaliser un lourd tableau que la poursuite des errantes dorées a pour moi un charme irrésistible. Même les années de forts passages, le nombre des victimes reste modeste. Mais ce qui ne figure point au tableau, c’est le bonheur de parcourir les bois au déclin de l’automne souvent exquis en Provence. Parmi nos arbustes au feuillage persistant, quelques essences prennent, avant de se dévêtir, une richesse de coloris incomparables. Les jaunes, les ors, les cuivres et les rouges contrastent avec le vert foncé des aiguilles. Après d’abondantes ondées, les sous-bois humides laissent percer une multitude de champignons au parfum pénétrant. En rangs serrés, solides sur leur large pied, les bolets font cercle ; une tribu de tricholomes gris souris se presse dans la clairière et craque sous les pas. Les clitocybes tendent leur coupe brune, tandis que, cachés sous la mousse, les lactaires délicieux montrent à peine leur rouge sanglant ou l’orangé de leur chair.

Choisissons les plus fermes ; tout à l’heure ils accompagneront délicieusement sur le gril rustique la traditionnelle côtelette des déjeuners en plein air. Durant cette bonne halte, paresseusement allongés près des braises, nous oublierons demain la tâche monotone et les inévitables épines du chemin ... Avant de rentrer nous irons essayer de tromper cette rousse maligne, qui, l’autre jour, au bord du ruisselet, se riait de nos plombs. Peut-être nous rentrerons bredouille, mais quelle belle journée ! ...

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°601 Septembre 1941 Page 391