Il paraît que le geai glandivore d’Occident a une fort
mauvaise presse. Je ne sais au juste pour quelles raisons ; mais je peux
donner celles qui font qu’en Extrême-Orient tropical, le geai à face de carême
est pour le moins aussi mal coté.
Ce nom de « face de carême » lui a été donné par
les chasseurs coloniaux qui ajoutent encore ceux de « face pâle »,
« trompette de malheur », etc. J’ignore quel est son nom
scientifique. Est-ce un garrulus ou un garrulax ? Je
pencherais plutôt pour cette dernière identification (1).
Ce geai est surnommé face de carême, parce que sa tête, son
cou et le haut de sa poitrine sont blancs ainsi que les plumes du front qui
forment une manière de huppe qu’il redresse à volonté au cours de ses exploits.
Par ailleurs, il est de couleur brique, sauf la queue et les pattes qui sont
brun clair. Le bec est tout noir. On ne peut pas dire qu’il est laid, il est
seulement haïssable aux yeux du chasseur colonial.
Que diraient en effet les chasseurs de la Métropole s’ils
avaient affaire à ce gratte-cul emplumé ! C’est l’abomination de la
désolation cynégétique, puisque les manifestations de ce geai ou de ce
pseudo-geai permettent souvent aux grands animaux sauvages surpris par l’homme
de lui échapper.
Quel chasseur européen ou indigène n’a, au Laos, au moins
une fois dans sa vie, émis les pires injures contre ce geai qui pousse des cris
encore plus intempestifs que discordants ? Qu’il assomme les oreilles du
Nemrod en action, passe encore, mais qu’il crie exprès pour prévenir le gibier
quand ce même Nemrod arrive près du but après avoir évité le moindre bruit
annonciateur, voilà qui dépasse les bornes de l’inconvenance et justifie
l’exaspération de l’homo, même sapiens.
C’est pourtant, là, le méfait coutumier de cet infernal
oiseau qui use de cette tactique tutélaire en faveur du gibier pour le sauver
des griffes du félin et du fusil de l’homme, dont la férocité est pour lui
aussi redoutable !
Vis-à-vis des autres oiseaux, on peut le qualifier de
gangster, car il pille leur nid en buvant les œufs ou mangeant les petits. Par
contre, il est lâche devant les petits oiseaux de proie et fuit en silence pour
se cacher dans la frondaison.
Ces geais vivent en bandes nombreuses dans les grandes et
basses forêts, d’où ils ne sortent jamais. Ils se cantonnent dans les basses
branches des arbres peu élevés, surtout pendant les heures caniculaires et
précisément aux endroits où les gros animaux ont l’habitude de
« siester ». On sait, en effet, que la plupart de ces derniers ne
vont au gagnage que le matin et le soir et somnolent debout ou couchés, à
l’ombre, l’après-midi. Or, il est d’usage de chasser certains de ces animaux à
ce moment favorable, pour mieux les surprendre à l’approche.
Silencieux, les geais dodelinent la tête, semblant veiller
sur les dormeurs. Ils sont comme collés aux branches. Ils n’attendent que leur
réveil pour les saluer de clameurs nourries et piquer en même temps une manière
de danse de Saint-Guy. Mis en goût, sans doute, d’autres espèces de geais (il y
en a au moins une dizaine, tous indésirables) prennent part à ce concert qui
n’a rien d’harmonieux. Souvent même, les insectes se mettent de la partie. Ces
derniers sont, en tout cas, les meilleurs artistes, car ils ont au moins le bon
goût de chanter juste et savent terminer leur partie en s’arrêtant net tous
ensemble sous la direction d’on ne sait quel chef d’orchestre, alors qu’il y a
toujours des retardataires chez les geais, et ce sont précisément ceux qui
chantent le plus faux !
Mais voilà que le chasseur apparaît ! Quelque soin
qu’il mette à se dissimuler, un geai l’aperçoit. On le connaît celui-là, on
sait qu’il va faire un bruit du tonnerre de Dieu, accompagné d’éclairs, qui
empêcheront à jamais le ou les dormeurs de s’éveiller.
Alors, l’alarme donnée, tous se mettent à siffler, glousser,
piauler, croasser, claqueter à qui mieux mieux sur des notes différentes,
puisqu’ils sont incapables de s’accorder, ni de tenir la mesure. Il n’est pas
jusqu’aux femelles en train de couver leur demi-douzaine d’œufs blancs, qui
sortent leur tête du nid pour prendre part au charivari général.
Alerté à cent mètres à la ronde, le gibier se réveille en
sursaut et, comme il sait que c’est de mauvais augure, il prend à temps ses
pattes à son cou et le chasseur reste seul avec son ... déshonneur.
Étonnez-vous après ça si ce dernier a quelquefois des
réactions explosives et balistiques sur ces faces de carême.
Guy CHEMINAUD.
(1) Un chasseur colonial d’origine canadienne m’affirma un
jour, à propos de ce geai qui avait sauvé de nos balles un cerf rusa, qu’il
existe aussi dans son pays natal un certain « geai bleu » ayant les
mêmes mœurs que le geai à face de carême qui doit être le garrulax leucolophus
de Brehm ; de Monestrol, dans les chasses en Indochine, le classe
comme Garrulus leucotis.
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