Accueil  > Années 1940 et 1941  > N°601 Septembre 1941  > Page 395 Tous droits réservés

Lou perdigaou

 (1)

La commune de Rieu-Sec, dans l’un des cantons les plus méridionaux de l’Ardèche, était au désespoir. Au jeu de boules, aux enterrements et au café de la belle Léa, les hommes — tous les hommes, car en ce pays on naît chasseur — se lamentaient sur la disparition à peu près complète du gibier.

Plus un lièvre ! Le dernier, qui avait fait courir, l’année précédente, tous les chiens et essuyé au moins trente doublés, avait été tué à l’affût, au mois de mars, par le père Bariote.

Presque plus de lapins ! « Ils sont crevés du gros ventre », — disaient les uns. Mais les autres savaient, les bougres, que le furetage, quand la neige persiste, fait plus de ravages que la plus meurtrière des épidémies.

Quant aux perdreaux, n’en parlons pas : vous n’en auriez pas trouvé deux douzaines du Serre de Barri au Ranc de Sampzon. Ils tenaient les rochers et les fourrés, se levaient à trois portées de fusil, filaient comme un boulet de canon et se posaient loin, loin, au diable ! Sans compter qu’à la Font dou Pastré, la semaine avant l’ouverture, il s’y faisait de terribles hécatombes, sur le coup de trois heures, quand les compagnies altérées s’en viennent boire.

C’était la désolation. Les hommes remâchaient avec amertume le souvenir des splendides randonnées d’il y a vingt ans, quand le pays regorgeait de gibier et que l’on revenait de chasse la tête pleine d’hallucinantes visions et le carnier gonflé et pesant. Les Rieuséquois parlaient de laisser leur fusil accroché au manteau de la cheminée et de ne pas prendre de permis.

Les chiens eux-mêmes étaient dégoûtés. Avouez qu’on l’aurait été à moins : depuis leur plus tendre enfance, ils entendaient parler d’oreillards sans en avoir jamais vu, et, par les matins de gelée, il ne sortait des terriers visités par les chasseurs que des furets ahuris et frileux. Dans ces conditions, les Tambour, Trompette, Fanfare et Bellone ne pouvaient avoir ni la science, ni l’ardeur qui avaient fait la célébrité de leurs ancêtres les Mirette, Poupoule, Tambourine et Diane.

Il n’y avait que les femmes, bien sûr, qui se réjouissaient d’un tel désastre. « Au moins, — disaient-elles en parlant de leurs hommes, — comme ça, ils n’iront plus courir les bois pour user leurs souliers, déchirer leurs brailles, brûler d’inutiles cartouches et rentrer avec une famine à curer le fond des marmites ». Ces propos sans charité ne contribuaient pas peu à blesser l’orgueil et assombrir l’humeur de nos Rieuséquois.

C’est alors que M. Badaffe, retiré des affaires après avoir réalisé une petite fortune dans le commerce des balais à Bourg Saint-Andéol, lança l’idée de monter à Rieu-Sec une société de chasse. Il retenait par le bouton de la veste tous les Rieuséquois qu’il rencontrait et leur démontrait la nécessité d’une société pour parer au désastre imminent. Au début, les chasseurs furent méfiants ; comme M. Badaffe était à cheval sur la frontière qui séparait les rouges des blancs, les blancs l’accusaient de combiner une affaire ténébreuse avec les rouges, tandis que les rouges le suspectaient de quelque manigance avec les blancs.

Mais le zèle infatigable et la pureté des intentions des vrais apôtres finissent toujours par triompher. Donc, par une après-midi de dimanche de juillet, tous les chasseurs se réunirent en vue de constituer la société de chasse de la commune de Rieu-Sec. Ils étaient là cinquante-huit, sans compter les gamins.

Debout le long des murs, ou, assis sur des bancs, les Rieuséquois parlaient à grands éclats de voix de la sécheresse, du blé, du mildiou, des chemins, bref de tout ; de tout hormis la chasse, tant il est vrai que les grandes passions sont des passions muettes. Finalement M. Badaffe, qui s’était assis comme par hasard devant l’unique table, s’entendit interpeller :

— Alors ! si on commençait ?

M. Badaffe n’attendait que ça. Il se leva, on se tut, il parla. Timide d’abord, puis plus hardi, il répéta ce qu’il avait dit tant de fois aux chasseurs de Rieu-Sec :

— Il faut empêcher les étrangers de venir sur le territoire de la commune ... Il faut repeupler en créant une Réserve ... Il faut surtout combattre le braconnage, vous entendez bien, surtout-ça ... Alors, vous verrez ! nous aurons des perdreaux, des lapins, des lièvres. Oui, tant que nous voudrons.

L’auditoire, les yeux allumés, acquiesçait. On vota les statuts que M. Badaffe était allé copier chez le président de la société de Janjuscle sur Granzon, la commune voisine. Il fallait aussi choisir le nom de la société, un nom qui sonnât bien. Le cafetier Bannette, époux de la belle Léa, proposa La lièvre de la joie, en souvenir de la vieille chanson qu’il poussait, après le civet d’oreillard, quand on faisait un banquet chez lui. On sourit discrètement et l’on passa. On chercha, chercha ; finalement, le menuisier Canisse, joyeux drille et fin chasseur, lança :

— Et pourquoi pas : Lou Perdigaou ? La proposition était excellente, on l’adopta. Il fallait nommer le bureau. Un président était indispensable. De l’auditoire, en signe de reconnaissance, un nom, un seul monta :

— M. Badaffe ! Moussu Badaffo !

Pour la fonction de secrétaire, deux candidatures se firent jour : celle de Cabucelle, du Serre de la Tartalasse (2), et celle du Clovi (3), des grands Clapas (4). Les deux hommes étaient parmi les meilleurs chasseurs du pays et leur présence au bureau eût grandement honoré Lou Perdigaou. Mais voilà, il y avait entre eux une vieille haine pour une histoire, pas claire d’ailleurs, de lièvre blessé par l’un et ramassé par l’autre. Le malheur était que les gens du Serre de la Tartalasse et des hameaux voisins tenaient pour Cabucelle, tandis que ceux du village se rangeaient derrière le Clovi.

On vota dans un pétard de tous les diables. Cabucelle eut vingt-neuf voix et le Clovi ... juste autant ! Surprise, désarroi, tumulte. M. Badaffe comprit toute la gravité de la situation et crut tourner la difficulté en proposant de voter pour la désignation du trésorier. Cabucelle recueillit vingt-neuf voix et le Clovi aussi. Cette fois, ça y était ! les deux hommes et les deux clans se trouvaient dressés, face à face, irréductibles. Dans le vacarme s’échangeaient des propos incompréhensibles qui provoquaient des tempêtes. Les partisans de Cabucelle ne se gênaient pas pour déclarer :

— Eh ben ! ce serait du propre, si au bureau il y avait un Réjisclet, le roi des braconniers. Comme protection du gibier, nous serions servis !

Et les partisans de Réjisclet de riposter :

— C’est ça ! On peut pas mieux trouver que Cabuceille ! Un gaillard qui chasse tout l’an et qui ne prend de permis que depuis son procès pour furetage en temps prohibé !

M. Badaffe, cramoisi et suant, se démenait pour calmer les uns et les autres. Son œuvre, Lou Perdigaou, menaçait de sombrer lamentablement. C’est alors que Friquet, le secrétaire de mairie, qui avait quelque peu l’expérience des assemblées électorales, lui souffla :

— Proposez donc Cabucelle comme secrétaire et Réjisclet comme trésorier ; faites ensuite un petit laïus et levez la séance en vitesse. Vous verrez que, par la suite, ça se tassera.

M. Badaffe suivit le conseil. Mais, par la suite, ça ne se tassa pas, mais pas du tout ! Les uns ne voulaient pas verser un sou au trésorier, les autres refusaient les cartes du secrétaire. La situation était très inquiétante, quand soudain tomba l’hostilité qui dressait l’un contre l’autre Cabucelle et Réjisclet. L’affaire vaut qu’on la conte.

Un dimanche de la mi-août, dans la salle du café de la belle Léa, les Rieuséquois attablés jouaient aux cartes et buvaient de la bière. Il y avait là Cabucelle et Réjisclet parmi les joueurs. Soit que le temps fût à l’orage, soit que le schisme qui rongeait Lou Perdigaou jetât un malaise parmi les habitués du café, un lourd silence pesait. Soudain le Djobi entra ; c’était le lourdaud un peu simple d’esprit qui garde les moutons à la ferme de la Combe aux Lèques.

— Quoi de nouveau ! lui demanda Bannette, le sourire aux lèvres. Je parie que tu n’as pas vu en venant ce vol de lièvres sur la platane du lavoir !

— J’ai pas vu vos lièvres, imbécile ! répliqua le Djobi ; mais je viens de lever dans la vigne de chasselas de Font-grase au moins trente perdreaux ! Et ils y sont tous les jours à la même heure. On voit bien que la chasse n’est pas encore ouverte !

Cabucelle, qui battait atout, tendit l’oreille ; et Réjisclet n’en perdait pas une.

Le lendemain, sur le coup de trois heures, Cabucelle est accroupi derrière le petit mur de pierres sèches qui enclôt la vigne de Fontgrase. Avec quelques branches de cade et de buis, il s’est fait un affût sommaire. Son fusil est là, à portée de la main.

Lentement, prudemment, il se soulève, tend le cou, regarde par la meurtrière qu’il a ménagée à l’arête du mur. Rien ne bouge dans les rangées de chasselas. Il se rassied. L’air brasille. Cabucelle ruisselle de sueur. Son pied écrasé sous ses fesses est gagné par un fourmillement qui envahit sa jambe. Cabucelle est là depuis une bonne heure ; il s’impatiente, se relève toutes les deux minutes, fouille du regard les rangées de vignes, tend l’oreille, se rassied. Voilà maintenant qu’une pensée le tourmente : si quelqu’un le surprenait, lui, le secrétaire du Perdigaou, dans cet affût ! Ça serait du joli ! Il regrette d’être venu ; mais il ne peut tout de même pas partir comme ça ; les perdreaux sont peut-être tout proches, peut-être même sont-ils à cet instant dans la vigne, à l’ombre des ceps, becquetant les grains dorés. Cabucelle est obsédé par la vision de la compagnie prise d’enfilade et restant tout entière sur le carreau.

Prudemment, il se redresse, regarde. Rien ! Du coup il n’y tient plus ; il sort de sa poche un appeau et, doucement, tout doucement, puis crescendo, il imite le coq pour appeler la mère perdrix et sa couvée :

— Tchouc ! Tchouc ! Tchouc ! Tchouc’tch ! Tchouc’tch ! Tchouc’tch !

La respiration suspendue, l’oreille tendue, il écoute. Et — délicieuse surprise ! — du bout de la vigne, d’un coin qu’il ne peut voir :

— Tcheu ! Tcheu ! Tcheu ! Tcheu !

C’est la mère perdrix qui répond. Cabucelle glisse l’appeau dans sa poche, prend son fusil, regarde par la meurtrière. Rien ! Son cœur bat. Il ne sent ni la chaleur étouffante, ni la sueur qui l’inonde, ni les fourmillements. Il se redresse encore, scrute la vigne. Toujours rien ! Alors Cabucelle reprend son appeau.

Toujours au bout de la vigne, la femelle répond à l’appel du mâle.

— La garce ! murmure Cabucelle, elle n’a pas bougé ! Et il reprend son appel plus fort, plus pressant. Plus pressante aussi, la femelle répond, mais s’obstine à ne pas venir. Cabucelle est là depuis deux heures au moins. Il perd un peu patience et, sans raison, change de tactique :

— Si je faisais la femelle ? Tcheu ! Tcheu ! Tcheu ! Tcheu !

Et voici que, du bout des chasselas, un coq lui répond :

— Tchouc ! Tchouc ! Tchouc ! Tchouc’tch ! Tchouc’tch ! Tchouc’tch !

Cabucelle demeure un instant saisi de stupéfaction.

— Quand je fais le mâle, une femelle répond. Quand je fais la femelle, c’est un mâle qui répond ! Pas de doute, si rien ne vient, c’est qu’il y a là-bas, à l’autre bout de la vigne, la compagnie au grand complet avec le mâle et la femelle.

Il n’y a pas une minute à perdre. Cabucelle sort à quatre pattes de son affût, le fusil au cran d’arrêt dans la main droite. Sur les genoux et les coudes, sans bruit, il rampe parmi les touffes de thym, les buis, les aspics et les broussailles, le long du mur qui entoure la vigne. De temps à autre, il s’arrête, souffle un peu, essuie d’un revers de main la sueur qui l’aveugle, et tend l’oreille. Il avance toujours, avec précaution. Soudain, il perçoit un bruit sourd, tout proche. Il s’arrête, retient son souffle, se hausse sur les coudes, le cœur un peu inquiet. Et que voit-il là, à deux pas devant lui ? La tête ahurie de Réjisclet, de Réjisclet rampant, le fusil à la main.

Les deux hommes, penauds, se lèvent lentement. Puis, au bout d’un silence lourd de gêne :

— Alors, c’est toi qui faisais le mâle ?

— Oui. Et toi tu faisais la femelle ?

Et c’est à compter de ce jour mémorable que Cabucelle et Réjisclet redevinrent bons amis, que la rivalité des clans de Rieu-Sec tomba et que Lou Perdigaou fut le modèle des sociétés de chasse.

Gilbert SERRET.

(1) En provençal, désigne le perdreau.
(2) Aigle Jean le Blanc.
(3) Clovis.
(4) Amas de pierres sèches.

Le Chasseur Français N°601 Septembre 1941 Page 395