Je me suis souvent plu à dire que, si l’automobile n’avait
pas été inventée, il n’y aurait personne au monde qui n’emploierait la
bicyclette pour aller à ses occupations et se promener ; cette bicyclette
aurait fait partie de l’équipement de chacun, homme, femme ou enfant, au même
titre que la chaussure. Au reste, cette généralisation du cyclisme s’était
nettement amorcée à la fin du siècle dernier, parce qu’alors, sur les courtes
distances, aucun mode de locomotion n’était plus rapide ; sa commodité
l’imposait.
L’auto a brisé net cette destinée de la bicyclette ;
flattant à la fois la paresse physique et la vanité, sous le couvert de sa
merveilleuse utilité pour les déplacements à distance sérieuse et les
transports d’objets et marchandises, elle s’est imposée comme le seul moyen de
circulation digne d’un homme des temps modernes. Et la bicyclette fut ravalée
aux rôles de cheval du pauvre et d’engin sportif.
Aussi peut-on croire que l’abus de l’automobile, son emploi
systématique pour les allées et venues de la vie quotidienne, a eu de fâcheux
effets sur la santé et la vigueur de notre race. Une foule de gens, non
seulement n’ont pas pédalé, mais ont même perdu l’habitude de marcher. Couvrir
à pied une dizaine de kilomètres apparaissait comme une prouesse sportive, même
aux travailleurs de la terre et de l’usine.
À quelque chose, dit-on, malheur est bon.
L’interdiction de circuler en auto, motivée par la pénurie
d’essence, fait venir bien des gens à la bicyclette. Il est remarquable,
d’ailleurs, que ce soient les femmes, comme pendant la guerre de 1914-18, qui
marquent le plus d’empressement à faire ainsi bon visage à mauvaise fortune.
Mais la nécessité a contraint aussi beaucoup d’hommes à se mettre au
cyclisme ; privés de la joie d’appuyer sur l’accélérateur, ils se sont
résignés à pousser sur les pédales. Or, ils ont assez rapidement constaté que
ce n’était pas « si difficile » ; que même ça devenait de jour
en jour plus facile ; que c’était fort commode, et qu’enfin ça leur faisait
du bien.
Aussi le nombre des cyclistes s’est-il considérablement
augmenté ; chacun vient à son tour à cette bicyclette, si avantageuse et
rapide pour les déplacements en ville, autour des villages, vers tous les
endroits qui ne sont éloignés que de quelques kilomètres de chez soi. On peut
croire que cette expérience forcée de cet hygiénique engin de transport
convertira pour toujours à son usage bien des gens qui, jusqu’alors, le
méconnaissaient ou le méprisaient. Surtout ils le préféreront à ces affreux
« transports en commun », malsains et coûteux, auxquels tant de
travailleurs sacrifiaient beaucoup de leur santé et une partie de leur salaire.
Il y aurait donc un grand intérêt national à ce que ce
mouvement en faveur de la bicyclette prît encore plus de force et s’étendît à
tous les hommes, de toutes classes. Nous sommes évidemment encore loin de
compte.
Mais ce n’est pas toujours « l’envie d’essayer »
qui manque. Au contraire, cette envie tourmente obscurément de nombreuses
personnes ; mais la crainte du ridicule les empêche d’y satisfaire.
Car parmi les gens d’âge et de situation
« respectables », ils sont fort nombreux à ne pas savoir monter à
bicyclette ; ils considèrent que c’est un art acrobatique, et ils se
savent maladroits. Comment, dans ces conditions, s’aventurer à grimper sur cet
instable et fragile instrument ?
Il est d’ailleurs assez curieux qu’on n’enseigne pas à
monter à bicyclette. Chacun se débrouille comme il peut, aidé d’un ami qui ait
du souffle. Les marchands de vélos, qui vont connaître une ère de prospérité,
devraient faire un petit effort pour donner convenablement des leçons à leurs
clients.
Mais ce qu’il faut surtout faire savoir aux hésitants et
pusillanimes, c’est qu’on peut fort bien apprendre, tout seul et sans
risques, à bien monter à bicyclette.
Il faut disposer de cent mètres environ d’une route
tranquille et plane ou, encore, des allées d’un jardin. Se servir d’une
bicyclette de cadre assez petit pour que la selle puisse être placée très bas
et en arrière, de façon qu’étant en califourchon sur cette selle, les deux
pieds se posent aisément sur le sol. Guidon plat, sans potence ou à très courte
potence. Enlever les pédales et immobiliser une des manivelles en la ficelant
contre le fourreau arrière ; car il ne faut pas que le pédalier tourne,
pendant les premiers essais, la machine n’avançant alors qu’en roue libre.
On se sert de la bicyclette ainsi équipée comme d’une draisienne,
c’est-à-dire qu’étant à cheval sur la selle, on pousse alternativement de
chaque pied sur le sol, en faisant des sortes de grands pas. Sous ces
impulsions alternatives, la bicyclette se met en marche. On ne peut tomber,
puisque l’un des pieds pose toujours sur le sol et qu’on y peut poser les deux
à tout moment. Mais, de temps à autre, on soulève les deux pieds à la fois, se
laissant entraîner par la vitesse acquise ; si l’on perd l’équilibre, on
met les pieds au sol ; sinon, on continue.
Très rapidement on arrive à parcourir, pieds levés,
10 mètres, puis 20, puis 100 quand la route est en pente légère. Dès lors,
on a le sens de la direction et de l’équilibre ; on le perfectionne,
toujours en draisienne, en s’essayant à des courbes, des virages, des cercles
et des huit. En deux ou trois séances d’une demi-heure, le plus maladroit
devient ainsi tout à fait maître de sa direction.
Il faut alors commencer à pédaler. Pour cela, replacer les
pédales ; détacher la manivelle et hausser la selle ; mais fort peu
au début, de façon que les pieds se posent toujours assez aisément au
sol ; on peut d’ailleurs commencer en ne pédalant que d’un pied, l’autre
restant toujours prêt à se poser. Mais cet apprentissage du pédalage se fait
toujours très facilement quand celui de l’équilibre s’est fait auparavant. Ce
qui gêne et provoque des chutes, c’est qu’on essaie d’apprendre en même temps à
pédaler et à garder l’équilibre. En faisant l’un après l’autre, toutes les
difficultés disparaissent.
Cette façon d’apprendre à monter à vélo est fort ignorée.
C’est dommage, et il y a grand intérêt à la répandre, surtout maintenant. Car
on ne peut douter qu’elle amènerait beaucoup d’hésitants à la pratique de
cyclisme.
Docteur RUFPIER.
|