« On pouvait considérer, disait, en 1909, à ce propos,
le gouverneur général W. Ponty, comme illusoires les soumissions obtenues
par le passage de simples colonnes. Seuls, l’occupation du pays et le
désarmement des tribus peuvent produire dans une pareille région, et chez de
tels habitants, des résultats durables, à la condition d’être accompagnés, bien
entendu, d’une grande bienveillance dans nos rapports avec l’indigène et d’une
réelle modération dans nos exigences. » Des résistances nous obligeaient à
agir avec énergie. Les procédés purement pacifiques étant épuisés,
« l’occupation du pays avec des forces suffisantes pour que leur présence
décourage définitivement l’adversaire doit être entreprise. On arrive de cette
manière, par une série de démonstrations qui doit être conduite avec la plus
grande humanité, à enserrer les populations dans un réseau de petits postes qui
les encadrent et les habituent à notre contact, par des visites fréquentes. Les
mailles de ce réseau d’abord sont étroites, s’ouvrent peu à peu, s’élargissent
à mesure que nous avons su nous faire connaître et, insensiblement, notre
action s’étend sur la région à la manière d’une tache d’huile qui grandit
chaque jour autour du premier point marqué et qui semblait alors nettement
circonscrit. »
Ces lignes, d’un grand colonial, ont été citées parce
qu’elles marquent sur le vif, en pleine action, la méthode française :
montrer la force pour avoir à l’employer le moins possible, agir avec une ferme
bienveillance et humanité, apprivoiser l’indigène progressivement par le
procédé de la tache d’huile. Faidherbe, Gallieni, Lyautey, n’ont pas agi
autrement.
Là, comme ailleurs, les résultats ne se firent pas attendre.
Appliquées par le gouverneur Angoulvant, ces instructions amenèrent les effets
attendus. Au lendemain de la « pacification », la tranquillité
complète survenue engendra, pour les indigènes, une ère de prospérité qui
débuta au lendemain même du désarmement, lequel se fit moins strict au bout de
quelques années. Il fut nécessaire de rendre quelques armes aux indigènes pour
qu’ils puissent se défendre contre les fauves et protéger leurs champs contre
les animaux déprédateurs. Jamais, cependant, depuis la grande opération
d’occupation progressive (1910), la tranquillité n’a cessé de régner en Côte
d’Ivoire.
Et maintenant quelques excursions caractéristiques en
rayonnant d’abord autour de la capitale, afin d’en montrer les aspects et les
richesses de la colonie. D’Abidjan revenons à Grand-Bassam. C’est une simple
promenade par Port-Bouet, le long de la côte sableuse. Ville maritime, dont
l’activité tend à disparaître au fur et à mesure du développement du port
intérieur. Des dizaines de milliers de cocotiers ont été plantés sur la langue
de sable. On avait projeté de faire de tout le rivage maritime une vaste
plantation ininterrompue de la Gold Coast anglaise au Libéria, d’une frontière
à l’autre de la colonie, en vue de la production du coprah pour la fabrication
du beurre de coco (cocose, végétaline). Cet essai serait abandonné, et c’est
dommage, car les cocotiers sont de belle venue. Certes, l’espace propice n’est
pas large, mais sa longueur (600 kilomètres), Est en Ouest, est
impressionnante.
Il est facile d’aller d’Abidjan à Dabou en quelques
heures ; on traverse ainsi des forêts marécageuses (poto-poto) où l’on
rencontre beaucoup de raphias. Les palmiers à huile sont extrêmement abondants,
et ainsi sur toute la côte, au delà de la bande de sable qu’affectionne le
cocotier. C’est à Tupa, tout proche, qu’est installée une palmeraie, 2.400 hectares,
25.000 régimes de la variété dite de Delhi et une usine européenne, la
seule importante de la colonie (sans comparaison, étant donnée la différence
d’étendue des deux pays, il y en a 75 à vapeur ou à moteur au Congo belge qui
fournissent une huile de haute qualité). Pourvue d’un matériel très moderne,
elle fonctionne depuis deux ans. C’est un bel exemple encourageant, d’autant
plus qu’avec ses palmeraies naturelles à peine aménagées (et cet aménagement
est la plus utile opération pour l’avenir immédiat) et insuffisamment
exploitées, la Côte d’Ivoire, après le Dahomey, peut et doit devenir un
important fournisseur d’huile et d’amandes de palme dont la consommation est, à
l’heure actuelle et pour longtemps, pratiquement illimitée (industrie et
alimentation humaine).
Les lecteurs du Chasseur français savent — car
ils sont bien informés — que la Côte d’Ivoire produit beaucoup de cacao,
plus même que les besoins de la Métropole. Aussi commence-t-elle à en fournir à
l’Amérique ; mais ce qu’ils ne connaissent pas tous peut-être, c’est qu’il
y a vingt-cinq ans à peine, la culture du cacao — déjà développée dans la
Gold Coast anglaise voisine — était presque inconnue dans la colonie
française limitrophe. C’est en 1913 que l’énergique gouverneur G. Angoulvant
comprit tout l’intérêt qu’il y aurait à cultiver le cacaoyer qui prospérait
d’ailleurs à l’état naturel. Mais comment arriver au résultat cherché ?
C’est ici que l’expérience tentée et réussie prend toute la valeur d’une
méthode qu’à une certaine époque on a beaucoup critiquée, mais qui, en Afrique
noire, est encore la seule qui soit susceptible de concourir au progrès, dans
l’intérêt même de nos administrés. Le gouverneur Angoulvant commença tout
simplement à les y obliger, et les administrateurs reçurent, à cet effet, des
ordres nets et impératifs ; les indigènes feraient du cacao ;
seraient punis administrativement ceux des chefs de famille qui, non seulement
ne planteraient pas, mais ne remplaceraient pas les plants non repris.
L’indigène, qui ne saisit généralement pas les raisons pour lesquelles on veut
le faire travailler, se mit à l’œuvre, avec sa nonchalance naturelle et sans
chercher à comprendre en se disant dans son habituelle philosophie une fois de
plus qu’il y avait là une nouvelle « manière de Blanc ». Des années
se passent. Les plantations commencent à rendre et même, un moment, le cacao se
vendit cher. Un jour, — et le fait s’est reproduit maintes et maintes fois
— un chef de village vient trouver le représentant de l’administration :
— J’ai vendu, dit-il, le cacao du village, voici
l’argent.
— Mais tout cela est à vous autres, c’est vous qui avez
planté, c’est à vous la récolte.
— Comment, fait le chef noir, éberlué, tu nous as
forcés à planter, tu nous as même (je traduis ...) punis quand le travail
n’était pas fait ou pas bien exécuté, et ce n’était pas un cadeau pour toi.
Alors cet argent est à nous !
Quinze ans plus tard, M. Angoulvant, devenu gouverneur
général de l’A. E. F., puis ayant pris sa retraite, visite son
ancienne colonie et se rend dans l’Indénie, la principale région productrice du
cacao. Un grand concours de peuple se porte au-devant de lui, car son souvenir
est resté vivace parmi les populations. Un chef important se présente :
— Bonjour, mon gouvernement. Et longs compliments d’usage,
puis la conclusion du discours.
— Tu sais, autrefois, pour le cacao, tu m’as f ...
à la boîte. Tu as bien fait. Regarde.
Et l’indigène de faire visiter sa grande case toute pleine
d’objets les plus hétéroclites, ses femmes richement parées, sa superbe et
puissante automobile d’une très bonne marque.
Le dernier mot :
— Sans toi, je n’aurais pas tout cela.
Et ils sont un certain nombre comme celui-là, dont la
prospérité personnelle réagit sur la population environnante. Il est facile de
le constater.
(À suivre.)
G. FRANÇOIS.
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