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Les ponts géants

La destruction des ponts routiers et des ponts de chemins de fer entrave actuellement la circulation en de nombreux points du territoire. Des problèmes ardus ont reçu des solutions provisoires, parfois paradoxales ; c’est ainsi que la reconstruction du viaduc de Saint-Mammès, qui permet de rattraper six heures sur le parcours de Paris à Marseille, a été exécutée au moyen de « pansements » composites de bois et d’acier !

Le bois est, du reste, un excellent « matériau », comme l’atteste la construction des grands échafaudages, la seule précaution étant de le faire travailler presque uniquement « à la compression », grâce à des poutres obliques s’opposant au renversement. Sur ce principe, les ingénieurs des États-Unis et du Canada ont construit des ponts extrêmement élevés qui sont des merveilles de légèreté et de souple résistance.

Un « matériau » intelligent.

— Le béton armé, concurrent direct de la pierre et de l’acier, est « un matériau intelligent ». Expliquons-nous ; dans une construction massive, il existe des régions où la matière « travaille » en compression, d’autres où elle tend à s’étirer ... quand la nature du matériau le permet, car la pierre, par exemple, ne peut être utilisée qu’en compression : de là, l’emploi des voûtes. Dans le béton armé, au contraire, existe un « ferraillage » ou armature, formé de tiges d’acier de différentes grosseurs, que nous pouvons disposer à notre gré ; le calcul se chargera de nous indiquer les points où il importe de resserrer le ferraillage et ceux où il faut faire prédominer le béton.

Voici une forte poutre destinée à supporter un plancher. Il est bien certain que, quand la poutre va se trouver chargée en son milieu, la partie inférieure de cette poutre va tendre à s’étirer, à se déchirer, tandis que les couches supérieures vont tendre à s’écraser dans le sens de la longueur. Nous serons donc conduits à resserrer le ferraillage dans le bas, l’acier représentant l’élément de traction, et à n’employer que du béton presque pur dans le haut, le béton résistant parfaitement à la compression. Vue aux rayons X, notre poutre révélerait un ferraillage « en hamac », véritable pont suspendu intérieur en miniature, qui explique l’énorme résistance obtenue dans ce genre de construction.

Passons maintenant sur le chantier. C’est un vacarme infernal ! Dans cette bétonnière rotative, entraînée par un moteur, les ouvriers déversent au moyen d’une « goulotte » des charges dosées de ciment, de sable et de cailloux calibrés au crible ; un tuyau apporte de l’eau. À intervalles réguliers, la bétonnière déverse son mélange encore fluide, qui va se répartir aux différents points du chantier par des goulottes orientables.

Au point où doit se former une poutre ou une colonne, les ouvriers ont commencé par construire le ferraillage, suivant les dessins du bureau d’études, au moyen de « fers » ronds qu’ils coupent et courbent sur le chantier ; puis des moules en planches sont édifiés tout autour du ferraillage ; le béton liquide vient emplir ces moules, noyant les fers et se solidifie, pareil à un énorme nougat !

Telle est du moins la technique classique du béton, qui a reçu, depuis quelques années, d’importants perfectionnements. On a trouvé grand avantage à utiliser des moules en acier sur lesquels frappent des marteaux pneumatiques (redoublement de vacarme !) qui mettent toute la masse en vibration ; le béton pénètre ainsi dans les moindres interstices du ferraillage et forme bloc. Une expérience curieuse consiste à plonger une canne dans le béton pendant la vibration : si les vibrateurs s’arrêtent, la solidification est si rapide qu’il est impossible de la retirer !

Citons encore : les bétons désaérés, les bétons cuits, permettant une prise si rapide qu’on démoule le bas d’un poteau avant que le haut soit coulé, les bétons cellulaires qui forment un excellent isolant thermique et acoustique, etc.

Le record actuel des très grands ponts en béton appartiennent à la France avec le fameux pont sur l’Elorn, en Bretagne, dû à l’ingénieur Fraissinnet et comportant trois arches égales de 186 mètres d’ouverture. L’éminent spécialiste estime, du reste, que ce record pourrait être largement dépassé et que la limite actuelle de portée des ponts en béton armé serait de l’ordre du kilomètre ; une seule arche permettrait de relier le Palais-Bourbon à la Madeleine.

Les chefs-d’œuvre d’Eiffel.

— Le « pont métallique », construit en poutrelles d’acier, est une création du XIXe siècle et plus particulièrement de Gustave Eiffel, le père de la Tour. Les tâtonnements furent longs ; Eiffel débuta par la fonte et ne s’enhardit que peu à peu à la construction de ces ponts sur arc gigantesques dont le viaduc du Douro et le célèbre pont de Garabit, près de Saint-Flour, sont les spécimens les plus remarquables.

L’emploi d’un matériau métallique permet de suspendre le tablier à l’arc, qui peut alors prendre un énorme développement, l’espace n’étant pas mesuré en hauteur. À ce type appartiennent le pont d’Austerlitz, du métro, à Paris, le pont de Song-Ma, en Indochine, celui de Hell-Gate, long de 305 mètres, et les deux records du monde de la catégorie, qui sont les viaducs de Kill-van-Kull (États-Unis), 503 mètres, et de Sydney (Australie), 504 mètres.

Une solution toute différente est celle du pont à « cantilevers » ; on désigne sous ce nom des consoles, équilibrées ou non, qui se font suite pour former le pont. L’exemple le plus célèbre est celui du Fith-of-Forth, en Écosse, ouvrage marin franchissant un estuaire par une série de cantilevers colossaux réunis par de petits ponts intermédiaires : Ce type de pont est délicat à construire : le pont de Québec, au Canada, s’abattit deux fois au cours du montage ! En France, nous possédons, près de Rodez, le fameux viaduc de Viaur, formé de deux consoles arcboutées au-dessus d’une vallée profonde et dont M. Petit a écrit qu’il est sans doute « l’ouvrage métallique le plus émouvant qu’il soit donné de contempler ». Dans les formes surbaissées, le cantilever permet des silhouettes rasantes que le public confond avec des arches ; tel est le cas du pont Mirabeau, à Paris, formé des deux consoles déséquilibrées qu’il a fallu ancrer dans les culées par des poutres verticales de traction pour les empêcher de piquer du nez au milieu de la Seine.

Le pont à poutre droite est le plus simple et parfois le plus beau des ponts métalliques : tel le viaduc des Fades, en Auvergne. L’acier se prête à de nombreuses combinaisons plus rarement employées, telles que les arcs renversés, les arcs doubles, les poutres pleines, qui n’ajoutent, en général, qu’un faible élément esthétique à la beauté des paysages.

La construction des ponts métalliques s’exécute par rivetage ; les poutres et les équerres de liaison, dûment perforées, sont juxtaposées et « cousues » au moyen de gros clous à tête ronde, appelés rivets. Le rivet est placé à chaud, au rouge clair, une bouterolle à frappe pneumatique se chargeant d’écraser la queue pour former une seconde tête ; le rivet se contracte par refroidissement, serrant fortement les poutres l’une contre l’autre ; c’est le frottement des deux pièces qui maintient l’assemblage.

Un procédé nouveau, la soudure électrique à l’arc, a été utilisé pour la réparation et la construction de nombreux ponts. Des accidents comme celui du pont de Hasselt, sur le canal Albert, prouvent toutefois que cette technique doit être utilisée par des constructeurs prudents et expérimentés.

Ponts suspendus, records du monde.

— Les ponts suspendus ont existé de tout temps sous la forme de cordes lancées au-dessus d’un cours d’eau ou de simples lianes. James Finley, vers 1800, construisit aux États-Unis les premiers ponts suspendus métalliques, à l’aide de chaînes.

En France, Marc Seguin construisit le premier pont suspendu, qui existe encore, entre Tournon et Tain-l’Hermitage, sur le Rhône. De cette époque datent les ponts de Lyon, Beaucaire, Conflans-Sainte-Honorine, la Caille, Grenoble, Saint-Christophe, celui de Fribourg, en Suisse (qui présente cette particularité de n’avoir pas de pylônes, les câbles étant attachés dans la montagne), celui du Niagara et celui de Brooklyn à New-York, qui fut longtemps record du monde avec 500 mètres de portée centrale.

Une catastrophe fortuite, la rupture du pont de la Basse-Chaîne, à Angers (rompu sous les pas cadencés d’une troupe en marche), vint jeter un discrédit momentané sur le nouveau type de pont. Les Américains, s’appuyant sur les travaux de divers ingénieurs européens, dont le Français Résal, mirent au point, vers 1900, les tabliers « rigides », comportant une poutre triangulée qui raidit le tablier et répartit l’effort d’une charge localisée entre les suspentes voisines : on évita ainsi de voir un pont suspendu retourné par le vent, comme cela s’était produit dans la vallée du Rhône (il est vrai qu’il s’agissait du mistral !) ou gondolé en forme de vague au passage d’un camion trop lourd !

Sur ce principe, le pont suspendu connut un développement prodigieux et donna naissance, en Amérique, à des œuvres de Titan, sans aucune comparaison avec les ouvrages d’Europe. Citons seulement le pont sur l’Hudson, longtemps record du monde avec 1.067 mètres de portée médiane : il enjamberait deux fois la Garonne à Bordeaux, plus haut que l’Arc de Triomphe de l’Étoile ; ses grands câbles ont un diamètre de 1 mètre et sont formés de 26.000 fils d’acier comprimés au moyen d’une machine spéciale.

Le record vient de passer au célèbre pont de Golden-Gate, dans la baie de San-Francisco, dont la portée atteint 1.300 mètres. Ici encore, nous sommes loin d’avoir épuisé les possibilités des matériaux actuels, et un éminent spécialiste estime à 5 kilomètres la portée maximum que l’on peut réaliser avec les ponts suspendus. Nos fils ont devant eux une belle carrière de « bâtisseurs de ponts », pour peu qu’ils aient le sens de la grandeur.

Pierre DEVAUX.

Le Chasseur Français N°601 Septembre 1941 Page 443