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Considérations sur le lièvre

C’est la plus grosse pièce de gibier que puisse convoiter le chasseur. J’excepte, bien entendu, le grand coq de bruyère, oiseau magnifique, qui est le lot de quelques montagnards privilégiés, et la grande outarde, qui, en nos pays, paraît être plutôt un mythe qu’un véritable gibier, tant sa rareté est grande.

Aussi le nemrod commun s’estime-t-il parfaitement satisfait quand, après avoir battu des heures et des heures une campagne qui se dépeuple de plus en plus, il peut sentir, en rentrant à la maison, ses épaules lourdes du poids d’un capucin ou sa poche-carnier gonflée de la bête dont il a grand soin de laisser sortir les oreilles ou les grandes gigues de derrière ! Le lièvre, en effet, devient rare dans les chasses banales. Et il est des réglons où il n’y en a certes pas, chaque saison, un pour chaque chasseur. Dans le Midi, même, on dit en parlant d’un chasseur qui a abattu un lièvre : » Un Tel a tué « le lièvre ». Le lièvre, comme s’il n’y en avait qu’un, tant l’animal est considéré comme la proie unique, le maximum de ce qu’on peut faire à la chasse. Et je vous assure que l’exploit a vite fait le tour du pays. Dès le lendemain, tout le monde sait que X ... a tué « le lièvre » ! Je me souviens avoir tué, un jour d’octobre où je poursuivais les grives dans les vignes et les champs d’oliviers d’une bourgade adossée aux flancs des monts du Lubéron où m’avaient amené les exigences d’une profession aux débuts essentiellement ambulants, un lièvre qui partit à mes pieds, du bord d’un champ herbu. Pareil fait n’était pas arrivé, je crois, depuis plusieurs années, dans ce pays pourtant vif, alors, en lapins, perdreaux rouges et gibier passager : bécasses, grives et ramiers. Aussi fus-je le héros du jour. Ce fut comme une traînée de poudre ! Pendant plusieurs semaines, une odeur de gloire et d’envie me suivit. Les gosses me montraient du doigt en chuchotant ; les vieux chasseurs à la retraite m’arrêtaient au passage pour avoir des détails sur mon exploit ; mais d’autres regardaient d’un œil envieux et presque mauvais « l’estrangier » qui avait pu « venir faire ça chez eux » ; les joueurs de boules s’arrêtaient, la boule en l’air, pour me regarder passer, tandis que les jolies Provençales me gratinaient, par-dessus leur épaule, de leur sourire le plus ensoleillé ! C’est vous dire que le lièvre n’est pas commun en ce pays.

Mais enfin, si rare soit-il, il n’est certes pas un chasseur qui n’ait l’occasion, de temps à autre, d’en tirer, sinon d’en rouler quelqu’un. Car le lièvre se manque. Il se manque très bien, même, surtout quand il déboule devant un débutant. Il faut avouer, d’ailleurs, que, quand cette grande bête dégingandée vous jaillit brusquement dans les jambes, il y a de quoi être ému. Il a si vite fait, l’animal, de mettre de la distance entre vous et lui ! Pourtant, en terrain découvert, un lièvre qui part à quelques mètres du chasseur ne devrait pas être manqué. Il est moins difficile à tirer qu’un lapin qui part en trombe, fait des crochets, se faufile dans les touffes et offre, tout de même, une-cible moins importante. Le tout est de ne pas se presser.

Le lièvre, vous le savez, se rencontre un peu partout.

Certes, quelques coins sont privilégiés Mais son gîte peut se trouver aussi bien dans un champ à mottes que dans un terrain inculte, dans un blé, dans un regain, dans une vigne, dans un fossé, au pied d’un talus, dans le fourré le plus épais, en bordure d’un bois, dans un jardin, au pied d’un mur de clôture ou, même, de maison et jusque dans les marais. C’est dire qu’on a la chance d’avoir continuellement la brusque surprise de son départ. Mais le vrai chasseur ne s’y trompe pas, car il saura, lui, trouver le lièvre là où il doit se trouver. Tout dépend du temps, de la lune, de l’époque, du vent Par temps pluvieux, bien sûr, n’allez pas chercher maître Bourru sous bois ou dans on regain touffu. Vous pensez bien qu’il ne tient pas à tremper sa fourrure et à être mouillé comme un rat d’eau, il préfère, alors, les terrains incultes, secs, caillouteux, où quelque petit roncier ou quelque vieille souche retournée lui offrira un bon abri. S’il fait chaud, alors il se délectera à s’étirer en bordure d’une luzerne ou d’un trèfle, sous des genêts épais ou dans un bois touffu. Mais qu’il vente fort, ce qu’il ne craint point sauf si c’est vent de pluie, et vous le verrez en plein champ, allongé dans une raie de chaume perpendiculaire à la direction du vent on entre deux mottes d’ou jaillira, soudain, sa grande silhouette ; à moins qu’il ne vous laisse tranquillement passer, si vous ne l’avez aperçu, s’aplatissant de son mieux, couchant ses longues oreilles sur son dos qui se confond avec la terre, mais sans vous perdre de vue et vous guettant du coin de son grand œil fauve. Si le vent coïncide avec la chute des feuilles, ne le cherchez pas au couvert ni au bois ; toute cette sarabande de feuilles tourbillonnantes et affolées ne lui plaît guère, à lui, le grand craintif qu’un rien effraie. « Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donne la fièvre. » Alors il s’éloigne en terrain plus calme pour attendre la fin de la tourmente feuillue. Et si, aux approches de l’hiver, une grande gelée vient, un matin, blanchir les terres et durcir les sillons, il n’hésitera pas à descendre dans les lieux bas et même les marais. J’ai tué, il y a quelques années, en bordure de la Loire, un lièvre gîté au milieu d’un minuscule îlot de sable et d’herbes. Mon chien l’arrêtait à quelques pas et je croyais avoir affaire à une bécassine, lorsqu’il bondit brusquement et franchit le peu d’eau qui le séparait de la plaine de galets où il alla faire une magistrale culbute. Ce fut une belle surprise.

Enfin, quand la mauvaise saison est arrivée, si dure aux pauvres bêtes du dehors, quand la neige apparaîtra, recouvrant tout de son linceul immaculé, il vous arrivera, parfois, en contournant un mur de grange abrité de la bise et où s’attardera quelque faible rayon de soleil, de faire fuir quelque grand rouquin venu là rechercher un peu de la tiédeur qui naît de l’habitation de l’homme et de la nourriture qu’on peut y glaner plus aisément qu’en pleins champs enneigés.

Terminons ces quelques mots trop brefs, car un ouvrage ne suffirait pas pour écrire sur le lièvre, par une allusion à cette controverse parue ici même, au sujet du tir du lièvre au gîte. Quitte à mécontenter les partisans de ce mode de chasse, j’avouerai franchement que je n’y vois pas de grands attraits. Tuer un lièvre au gîte ne me paraît pas un exploit.

Il est très difficile, j’en conviens, de le découvrir : et il faut être expert en la matière. Je connais des chasseurs campagnards vraiment spécialistes et extraordinaires pour voir les lièvres au gîte. Et, pour ma part, j’avoue humblement mon incompétence totale. Mais, une fois trouvé, pourquoi donc, d’un caillou bien lancé ou d’un coup de botte dans la touffe, ne pas faire fuir l’animal pour le tirer au déboulé ? Bien sûr que le maladroit cent pour cent ne s’y risquera point. Mais le chasseur qui se sent à peu près sûr de son coup n’hésitera probablement pas. Il préférera, certes, plutôt que de le décapiter ou de l’étriper hideusement, assister à l’immense et ultime cabriole du grand coureur bourru qui fait battre nos cœurs.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°602 Octobre 1941 Page 454