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Scoutisme

Un explorateur scout : Paul-Émile Victor.

Le nom de Paul-Émile Victor est déjà connu du public. Des tournées de conférences, des émissions radiophoniques, un film, Quatre au Groenland, un livre Boréal, ont attiré l’attention sur les voyages du jeune explorateur. Trois fois de suite, Paul-Émile Victor affronta les mille dangers du grand désert de glace pour recueillir des renseignements ethnographiques sur les Esquimaux. Les deux premières fois, il fut accompagné par des camarades de son âge, scouts eux aussi. La troisième, il voulut passer l’hiver loin de tout autre blanc pour mieux pénétrer les mœurs de ses hôtes.

Il revient de chaque expédition avec le désir de retourner tout là-bas, près du Pôle, pour compléter sa documentation. Il sait pourtant que, il n’y a pas si longtemps, un explorateur n’est jamais revenu, et cet explorateur fut le guide bienveillant et aimé de ses premières recherches, le commandant Charcot.

Paul-Émile Victor est-il donc un homme las de la vie ? Non, c’est un jeune savant courageux, rayonnant de bonne humeur. L’entraînement sportif auquel il s’est soumis lui a donné une carrure d’athlète et un teint splendide, comme coloré par les reflets du soleil couchant. Très cultivé, il est cependant simple, et même modeste. C’est par excellence le « type sympathique » qu’admirent et qu’envient les jeunes gens d’aujourd’hui.

Où a-t-il trouvé sa vocation d’explorateur, comment a-t-il pu songer un jour aller hiverner à 66° 14’ de latitude nord, 35° 30’ de longitude ouest ? Il répond : « C’est le scoutisme qui m’a donné le goût des aventures passionnantes. »

Il y a douze ans, il était simple novice dans la troupe des « Éclaireurs de France » de Lons-le-Saunier, dont il devait devenir le chef. C’est ainsi qu’il apprit à se débrouiller dans la nature, à prévoir le temps, à faire sa cuisine, sous la pluie, dresser sa tente sous la tempête, connaître les plantes, les animaux et les étoiles et surtout à rester souriant au milieu des difficultés, à préparer longuement une entreprise et la poursuivre avec persévérance, à aimer l’effort, à prendre des responsabilités et à rendre service.

Sans doute, un jour, lut-il ces lignes parues il y a une dizaine d’années dans un journal scout, sous la signature du commandant Charcot, alors président des « Éclaireurs de France ».

« Je n’ai qu’un regret, c’est d’être le seul Français qui ait affronté, aux côtés des Américains, des Anglais et des Suédois, l’exploration des pôles. Peut-être, parmi nos Éclaireurs d’aujourd’hui, surgira-t-il des hommes vigoureux, hardis, bien entraînés, au moral à toute épreuve, à l’idéal haut placé, pour collaborer à cette tâche parmi celles, innombrables, qui les attendent. »

Paul-Émile Victor, comme si le commandant Charcot lui eût dit, les yeux dans les yeux : « Pourquoi pas ? » surgit.

Et, à trente ans, il a dirigé deux expéditions au Groenland. Sa première mission eut lieu en 1934-1935. Elle groupa quatre membres, tous éclaireurs : Victor, chargé d’étudier les mœurs des Esquimaux ; Dr Robert Gessain, anthropologiste ; Michel Pérez, grand voyageur et skieur émérite, géologue et géographe ; Fred Matter, cinéaste.

Le 11 juillet 1934, à Saint-Servan, ils embarquèrent sur le Pourquoi-Pas ? Bientôt, ils durent lutter contre les icebergs et contre le froid. Un soir, ils reçurent le baptême du Pôle sous forme d’un bol de rhum qu’ils durent boire, désormais, chaque soir.

Le 25 août, après quarante-deux jours de mer, le Dr Charcot les débarqua à Amagssalik, sur la côte est du Groenland. Et le navire repartit pour la France, les laissant seuls devant l’immense tâche à accomplir et tenus de demeurer là un an. En effet, Amagssalik n’est d’accès libre qu’un mois dans l’année, et il leur fallait obligatoirement attendre que la mer eût rejeté son manteau de glace, onze mois plus tard, pour revenir dans le monde civilisé.

Ils travaillèrent donc pendant onze mois dans le grand désert blanc.

Le 18 août 1935, quand les mâts du Pourquoi-Pas ? se profilèrent à nouveau au-dessus de la banquise, les quatre compagnons avaient parcouru 2.000 kilomètres en traîneau et 700 kilomètres en kayak. Ils rapportaient 3.300 objets esquimaux, avaient pris 3.000 photos et un film, enregistré 250 chants sur 60 disques. Ils avaient mesuré en détail 820 Esquimaux. Ils avaient appris à se vêtir et se nourrir comme ceux-ci (même d’entrailles de phoque cru) et, par exemple, la manière de se défendre d’un ours avec un simple couteau : quand l’animal ouvre la gueule pour mordre, lui enfoncer la main gauche dans la gorge ; fuir à droite pour éviter la patte gauche (l’ours ne se sert jamais de sa patte droite) et, avec la main droite armée du couteau, sectionner l’artère fémorale ... La manière aussi de pêcher le requin : creuser un trou dans la glace, taper sur des marmites ou des boîtes da conserves et ... harponner les curieux.

Mais Victor n’était pas satisfait des résultats de son expédition. Il voulut être mêlé à la vie des Esquimaux, de telle-façon que ceux-ci ne fissent plus attention à lui.

Et il accomplit sa deuxième mission tout seul. Pendant un hiver entier, il fut l’hôte d’une famille, dans une petite hutte située à Kangerdlugssuatsiak, à 200 kilomètres du poste de T. S. F. le plus proche. La hutte avait 6 mètres sur 5, 1m,70 de haut pour abriter ... vingt-six personnes ! En dépit du vent glacé, la porte était toujours ouverte, pour assurer l’aération indispensable. Une plate-forme avait été aménagée pour le sommeil des garçons et filles non mariés.

P.-E. Victor se fit très vite de vrais amis, d’une fidélité à toute épreuve, parmi les Esquimaux. Il prit plaisir à chasser, pêcher et ramer en leur compagnie.

Il avait apporté un phonographe, avec des disques de J.-S. Bach et Moussorgsky, que la famille écoutait avec une attention extasiée ... En retour, il apprit 150 jeux d’enfants, 75 manières d’accommoder le phoque, des méthodes de chasse (il tua lui-même 16 ours), de travail, « de rolling » en kayak, etc. ...

Bien qu’au cours de ses voyages en traîneau il fut immobilisé douze jours par le scorbut, il a décidé de retourner là-bas, dès que les événements le permettraient. Malgré les bourrasques glacées, il accomplira à nouveau un passionnant travail ethnographique, loin des mesquineries, dans les espaces immenses.

Fernand JOUBREL.

Le Chasseur Français N°602 Octobre 1941 Page 473