Étendue sur un « transat » au milieu de la pelouse
de la villa de Joinville-le-Pont, Mme Poche surveillait d’un
œil oblique les évolutions un peu nerveuses de son époux.
Celui-ci, vêtu d’un complet de flanelle blanche et bleue,
marchait à longues et lentes enjambées sur le gravier des allées rôties par le
soleil.
Brusquement, il s’arrête face à son épouse :
— Ernestine, il va être l’heure. Je file.
— Ça y est ! je m’y attendais ! ...
soupira Mme Poche.
— Mais ... je suis président du Ma Boule Club,
tu le sais.
— Je sais que, le matin, tu vas à la pêche ;
l’après-midi, au jeu de boules ; le soir, au café. Et, pendant toutes les
journées, moi, je reste seule. Je n’ai personne avec qui causer.
Poche, très embêté, fit un pas en avant.
— Écoute, Ernestine, il y a un moyen de tout arranger.
Maintenant que nous nous sommes retirés, après trente ans passés au service des
autres et que nous sommes riches grâce à nos économies, pourquoi ne
prendrais-tu pas à ton service une demoiselle de compagnie ? Elle sera ta
subordonnée et toi, tu seras sa patronne, mais vous pourrez être amies. Avec le
tact inné que je te connais, cela ira tout seul.
Mme Poche rêvait. Après toute une vie passée
à obéir à des patrons, ce projet ne semblait pas lui déplaire.
— Mon Dieu, oui ... fit-elle. J’aurai ainsi une
compagnie ... Poche, empressé, tira son stylo et son carnet.
— On va rédiger l’annonce.
L’annonce fut donc établie comme suit :
«DEMOISELLE DE COMPAGNIE demandée banlieue parisienne. Vie
calme, jardin. Dame retirée, époux très occupé, cherche demoiselle de compagnie
instruite, parfaite éducation, gaie. »
Poche, enchanté, fila comme un zèbre, après avoir posé sur
le front de son épouse un baiser rapide et mou.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans son petit, tout petit appartement de la rue Mazarine, Mlle Hermine
de Précorbin, tassée contre une étroite fenêtre qui ne distribuait qu’un jour
chiche à la pièce carrelée, lisait minutieusement son journal du soir.
Sa petite personne falote, fripée, rouillée par des années
de misère, avait conservé cette tournure aristocratique, cette finesse dans les
poses et l’expression à quoi se reconnaît toujours la « vieille
France ».
— Tiens, tiens ! fit-elle tout à coup.
Elle lut l’annonce avec attention, puis jeta un regard sur
sa pauvre chambre. Malgré la misère qui suait partout, cette pièce conservait
une certaine grandeur, grâce à quelques bibelots exquis, épaves conservées
d’une fortune défunte, dernières étincelles d’une vie qui avait été brillante.
Après un quart d’heure de conversation. Mlle Hermine
de Précorbin était engagée comme demoiselle de compagnie. Il fut entendu
qu’elle viendrait prendre ses fonctions le lendemain à dix heures.
Dès l’instant de son installation à la villa, Mlle Hermine
de Précorbin, à son insu, sans s’en apercevoir, d’instinct, pourrait-on dire,
prit un ascendant définitif sur ses nouveaux patrons. Les Poche faisaient
devant elle figure de petits enfants. Ils n’osaient placer un mot.
Mlle Hermine, très à l’aise, se sentant dans
ce milieu cossu revenue à son ancienne ambiance, s’était métamorphosée. Elle
avait à la salle à manger la place d’honneur et elle avait si grand air en
s’asseyant et en faisant, de la main, signe de s’asseoir, que les deux Poche,
respectueusement debout, attendaient ce geste avant de prendre place à table.
Mlle de Précorbin était une causeuse
débordante d’esprit et d’érudition. Avec elle, la conversation, ou plutôt le
monologue, ne tarissait pas.
Les époux Poche écoutaient, déférents, hochant la tête, ne
plaçant pas un mot, se contentant de soupirer.
De temps en temps, Poche se levait, débouchait une
bouteille, se plaçait auprès de la vieille fille qui lui tendait son verre et
lui versait quelques doigts de liquide, en lui glissant à l’oreille le nom du
vin.
Mme Poche, à chaque service, prenait le plat
des mains d’Adèle, médusée, et venait présenter les mets, en souriant, à sa
demoiselle de compagnie.
Le soir, ils accompagnaient Mlle Hermine
jusqu’à la porte de sa chambre et, avec de profondes révérences, lui
souhaitaient une bonne nuit.
Un matin. Mlle Hermine, en s’éveillant vers
huit heures, remarqua à la tête de son lit un bouton d’appel. Elle sonna.
Ce fut Mme Poche qui se présenta. Elle
semblait radieuse.
— Mademoiselle a-t-elle passé une bonne nuit ?
fit-elle en ouvrant les rideaux et les volets.
— Excellente, je vous remercie, ma bonne madame Poche,
répondit Mlle de Précorbin, émergeant d’un fouillis de
dentelles.
— Voulez-vous votre chocolat, mademoiselle ?
— Avec plaisir. J’ai une faim furieuse. Je prendrai
deux petits pains avec du beurre.
Le pli était pris. Chaque matin. Mme Poche
vint porter le chocolat au lit à sa demoiselle de compagnie.
Quant à Poche, qui délaissait complètement ses amis et ses
clubs et ne quittait plus la villa, il s’était mis, avec son auto, à la
disposition de Mademoiselle pour ses courses et ses visites à Paris.
À chaque retour, il passait deux heures dans le garage, à
laver la voiture, à l’astiquer, à la bichonner. Il plaçait chaque matin des
fleurs nouvelles dans le porte-bouquet. Il allait lui-même acheter, deux fois
par jour, les journaux de Mademoiselle. À ses moments de liberté, quand
Mademoiselle ne se servait pas de l’auto, il cueillait les plus beaux fruits du
jardin et allait les porter dans la chambre de la demoiselle de compagnie.
Pendant que Mlle Hermine faisait ses visites
à Paris, avec l’auto, Mme Poche aidait Adèle à faire les
chambres. Elle chantait à perdre haleine.
Bientôt une convention fut établie. Mlle de Précorbin
sonnait un coup pour Mme Poche et deux coups pour M. Poche.
Un dimanche matin, elle sonna deux coups. Poche se précipita
chez elle, la casquette à la main.
— Mademoiselle a sonné ?
— Oui. Écoutez : je vous avais demandé de préparer
l’auto pour trois heures, afin d’aller voir la baronne des Ouchettes, mais j’ai
reçu hier soir un coup de téléphone. Des Ouchettes viendra me prendre avec sa
voiture. Il me ramènera également. Donc vous avez toute votre journée libre
avec Ernestine. Veuillez, je vous prie, me faire monter mon déjeuner. Je vous
remercie ... vous pouvez disposer.
— Bien, Mademoiselle.
Et Poche se retira en saluant.
Quand Mlle de Précorbin fut partie, à quinze
heures, dans l’auto de ses amis, en jetant avec grâce, par la portière, un
aimable « à ce soir » aux Poche, ceux-ci se prirent les mains et
dansèrent une ronde échevelée sur la pelouse.
— Eh bien ! Ernestine, qu’est-ce que tu dis de mon
idée d’avoir une demoiselle de compagnie ?
— Merveilleuse, mon amour. Merveilleuse, ton idée.
Songe donc, depuis qu’elle est ici, je n’ai plus le temps de m’ennuyer avec
tout le travail qu’elle me donne. Je m’occupe de son linge, je le lui repasse.
Je lui lis des romans pendant des heures. Toi, tu ne quittes plus la
maison ... sauf quand tu conduis l’auto. Je suis heureuse, et toi ?
— Moi, j’adore la vie. Et puis, cela me rappelle ma
jeunesse.
— Pourquoi ?
Poche sembla un peu gêné.
— Voilà ... j’aime mieux te le dire ...
Depuis quinze jours, elle a pris l’habitude de me donner cinq francs de
pourboire chaque fois que je conduis l’auto.
Mme poche embrassa son mari à pleins bras.
— Ah ! s’écria-t-elle, je ne savais pas ça !
Celle-là, elle sait vivre ! C’est une vraie grande dame ! Pour son
geste, fais-moi un grand plaisir, Alfred.
— Lequel ?
— Tu vas l’augmenter de trois cents francs à la
fin du mois.
Charles BLEUNARD.
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