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Au rucher

La langue de l’abeille.

L’abeille, a-t-on dit, est un monde de merveilles. La structure et le fonctionnement de ses organes délicats sont un sujet d’admiration pour ceux qui les étudient dans leurs moindres détails ; mais le membre le plus intéressant de notre insecte mellifère est peut-être celui qui lui sert à recueillir le nectar dont il forme son miel, c’est-à-dire la langue, qu’on appelle aussi trompe ou suçoir.

Combien cependant, même parmi les apiculteurs, ignorent le mécanisme de cet instrument de travail avec lequel l’abeille opère de véritables chefs-d’œuvre d’ingéniosité ! Pour décrire l’agencement des pièces buccales de l’ouvrière de la ruche et leur utilité, il faudrait plus d’espace que nous n’en disposons ici. Bornons-nous à en indiquer les principales particularités.

La langue de l’abeille est loin d’être aussi simple qu’on est porté à le croire. On se la représente généralement comme une sorte de tube ou de chalumeau à l’aide duquel nos « buveuses de rosée » sucent et aspirent le nectar ou liqueur sucrée que sécrètent les fleurs.

Or elle n’est pas à proprement parler un simple tube, et nous verrons qu’elle se compose de plusieurs assemblages formant une combinaison de quatre minuscules canaux destinés à absorber et véhiculer le nectar jusqu’au jabot ou sac à miel de nos industrieuses mellificatrices.

Faisons remarquer tout d’abord que la langue de l’abeille prend naissance au milieu de la bouche entre les mâchoires et qu’elle a pour base une pièce improprement appelée le menton, formant une sorte d’étui où elle peut se replier au repos avec ses appendices. Là sont attachés, comme des ressorts, deux muscles protracteurs et rétracteurs qui lui donnent la faculté de s’allonger, de se contracter, de se replier et de se mouvoir en tous sens. Grâce à ces muscles, elle est très extensive et rétractile, et, lorsque la mouche se nourrit, on voit très bien ces mouvements curieux à observer ...

Pour assurer sa fermeté et sa fixité, une verge ou baguette chitineuse règne sur toute la longueur de sa partie dorsale.

La langue est garnie sur les côtés de poils très sensibles et se termine par une sorte de bouton muni de poils sensoriels qu’on croit être le siège du goût. On l’appelle aussi cuiller, mais c’est plutôt un léger balai ou pinceau qui sert à recueillir le nectar au fond des corolles des fleurs.

Au-dessous de la langue, ou glossa proprement dite, se trouvent deux palpes labiaux composés chacun de quatre articles, deux grands et deux petits, pourvus à leur extrémité de poils tactiles. Au-dessus de la langue apparaissent deux maxillaires ayant chacun deux articles à peu près de même longueur. Nous verrons bientôt leur fonction. Comme elle, ils peuvent se replier, à l’instar d’un canif, dans une gaine correspondante située de chaque côté de la tête. Lorsque la langue et ses appendices sont au repos, le jeu des mâchoires n’en est aucunement gêné dans son travail de mastication de la cire et de la propolis, ou l’élaboration des rayons.

L’ensemble des pièces de l’appareil lingual se nomme proboscis.

Si la langue était simplement un tube, le moindre grain de poussière ou de pollen pourrait l’obstruer et le mettre hors d’usage. Mais elle est en forme d’auge ou plutôt de gouttière, qui, en se repliant, forme un tube. C’est donc un tube qui peut s’ouvrir à volonté, en sorte que, s’il y a engorgement, le canal s’entr’ouvre, l’intérieur est alors à nu, et l’abeille, en passant dessus la brosse de ses pattes antérieures, le nettoie en un clin d’œil.

Bien plus, si nous observons une coupe transversale de la langue, nous y voyons une triple cannelure. La première, celle du centre et la plus petite, peut refermer ses bords pour former un tube minuscule qui suffit à l’abeille lorsqu’elle n’a à recueillir qu’une infime quantité de nectar ; mais, quand celui-ci s’offre en plus grande abondance, elle a la faculté de doubler et même tripler ce canal. De chaque côté de la langue est également une courbure, repli qui permet de former deux autres conduits latéraux.

Mieux encore, la butineuse peut avoir besoin de profiter d’un plus ample butin ; en sera-t-elle privée parce que son appareil ne peut en absorber une aussi grande dose ? Nullement, elle mettra alors en œuvre un outil plus puissant : elle a, en effet, à sa disposition un canal qui viendra doubler les trois autres. C’est alors que les palpes labiaux et les maxillaires, que nous avons indiqués comme compléments de la langue, entrent en jeu. Ceux-ci sont également cannelés sur leur face intérieure, et, en s’accouplant par rapprochement, ils constituent une sorte de tube enveloppant la langue, tout en laissant à celle-ci la possibilité de se mouvoir à l’intérieur. Grâce à ce conduit plus spacieux, la butineuse pourra faire de franches lippées et remplir en peu de temps son sac à miel de la précieuse liqueur que la fleur lui offre avec prodigalité. Les mouvements de la langue à l’intérieur de ce chalumeau joueront le rôle du piston d’une pompe et amèneront le nectar à la bouche située au-dessous du proboscis.

La première absorption du nectar se fait par le petit bout de la langue, garni de poils courts et rudes dont plusieurs sont terminés en crochet. C’est, nous l’avons dit, un petit balai ou pinceau qui passe et repasse sur la surface enduite de nectar, de miel ou d’eau, en sorte que l’abeille lèche plutôt qu’elle ne boit ou suce.

Quand le nectar est trop dense ou, comme dans le nourrissement au candi, que le sucre n’est pas assez mou, l’abeille, en retirant la langue, émet de la salive qu’elle mêle au sirop ou au sucre pour lui donner la densité voulue et lui permettre de le faire couler jusqu’à la bouche. La langue peut produire une assez grande quantité de salive qui sert aussi à l’abeille à entretenir la propreté de son corps et à le débarrasser des matières gluantes qu’elle doit manipuler.

Et tous ces organes sont tellement petits qu’ils sont presque invisibles à l’œil nu. Combien faut-il de temps à l’abeille pour épuiser la provende que lui offre la fleur ? Elle en prend si peu à la fois ! Combien de voyages et combien de fleurs visitées, combien de gouttelettes de nectar pour composer une livre de miel ? Cheshire a calculé qu’il en fallait 600.000 gorgées pour former, après évaporation, une livre de miel en rayon !

Lorsque nous nous délectons d’une tartine de miel, songeons-nous que les 50 grammes environ de miel qui la garnissent proviennent d’une quantité triple de nectar ! Et, quand nous prélevons d’une ruche 30 kilogrammes de surplus, nous pouvons dire qu’ils représentent 90 kilogrammes de nectar brut. Si nous tenons compte des apports de pollen, de propolis et d’eau, du miel qui a été absorbé pour l’édification des rayons et de la nourriture des abeilles, nous ne trouverons pas exagéré le calcul de ceux qui avancent qu’en quelques semaines une bonne colonie peut apporter à la ruche plus de 100 kilogrammes de matériaux divers. Et si l’on songe combien est minime la charge d’une ouvrière isolée, on se fera une idée de la somme d’efforts et de travail que peuvent accomplir l’union et la persévérance de la collectivité d’une trentaine de mille d’ouvrières. À la vue de nos frêles insectes, qui ne serait émerveillé de ce labeur titanesque, qui n’admirerait cet instrument de travail incomparable qu’est la langue de nos butineuses !

P. PRIEUR.

Le Chasseur Français N°603 Novembre 1941 Page 553