La forêt est maîtresse en Côte-d’Ivoire. Traversons-la en
son milieu en chemin de fer qui part d’Abidjan et se dirige vers le Mossi.
Cette forêt est une des plus puissantes qui soient au monde. Couvrant deux
tiers de la colonie géographique, elle s’étend sur une largeur de 200 kilomètres
entre la république du Libéria à l’ouest et la Gold Coast à l’est, soit une
longueur de près de 600 kilomètres. Sa superficie est, avec une échancrure
de savanes vers le milieu de sa largeur, d’environ 112.000 kilomètres carrés.
Par comparaison, on peut rappeler qu’en France les forêts couvrent seulement
95.000 kilomètres carrés, et en Norvège 200.000 kilomètres carrés. L’aspect de
la forêt éburnéenne est particulièrement imposant et frappe tous ceux qui la
voient. Elle est plus majestueuse que la forêt congolaise, plus épaisse que la
forêt de Birmanie et moins impénétrable que la forêt brésilienne. Elle présente
tous les aspects par lesquels passe une sylve abandonnée à elle-même. Après
avoir franchi les différentes phases de son évolution, elle produit le type que
l’on retrouve dans toutes ses régions. On remarque d’abord un premier étage
d’arbres de haute futaie de 0m,50 à 2 mètres de diamètre, mais
dont la moyenne est de 0m,80 à 1 mètre, avec des hauteurs de
fûts de 30 à 40 mètres et des hauteurs totales de 50 à 60 mètres. Ce
sont les géants de la forêt. Puis un deuxième étage d’arbres de 0m,20
à 0m,50 de diamètre, avec des hauteurs de fûts de 15 à 20 mètres
et des hauteurs de 20 à 40 mètres, ce qui donne encore de belles dimensions.
Et sous ces étages vient un mélange d’arbres de tous âges et de toutes
dimensions, depuis le jeune semis jusqu’à la perche de 0m,10 à 0m,20
de diamètre. Enfin, sur le sol, des plantes de diverses espèces et beaucoup de
lianes. Avec une telle disposition, on comprend que le soleil ne pénètre guère
et que cette luxuriante végétation entretienne une humidité permanente.
On ne voit pas sur le sol ce lit de feuilles mortes que l’on
rencontre dans nos forêts européennes. On conçoit également qu’avec la lourde
chaleur ambiante (27°), jointe à un état hygrométrique très élevé, la sensation
éprouvée en forêt soit peu agréable et fatigante pour l’organisme. La vie des
chantiers est rude. Ils sont d’ailleurs de mieux en mieux organisés pour le
travail, l’outillage et l’existence. Tous les arbres appartiennent à la
catégorie des feuillus. À l’exception des palétuviers, ces arbres si étranges
avec leurs racines et leurs rameaux en forme de chandeliers à plusieurs
branches renversés, qui forment des massifs compacts dans la région lagunaire,
près de la mer, ils sont inégalement répartis dans l’espace ; il n’y a pas
de peuplement d’une espèce, ce qui rend évidemment l’exploitation plus
délicate ; on ne compte guère ainsi dans l’ensemble que 5 p. 100
d’acajou, ce qui donnerait, s’ils pouvaient être complètement recensés, un
chiffre fort important.
Au point de vue de leur utilisation, on peut les classer
ainsi : durs (densité 800 et au-dessus), 50 p. 100 ; demi-durs
(densité 500 à 800), 35 p. 100 ; tendres, 15 p. 100. Ils se
travaillent avec la même facilité que les bois de toutes provenances
actuellement employés dans l’industrie pour la charpente, la menuiserie,
l’ébénisterie, la construction de wagons, les revêtements intérieurs des
paquebots, la confection de traverses de chemin de fer, la fabrication de la
pâte à papier, etc. En admettant, me disait un spécialiste — ce qui est
au-dessous de la vérité — que la moitié seulement contienne des massifs
pratiquement exploitables, nous avons une forêt de 6 millions d’hectares à
100 mètres cubes de bois à l’hectare, soit 600 millions de mètres de
bois en grumes, pouvant fournir 360 millions de mètres cubes de bois
débités marchands. Quelle richesse et quelles réserves ces quantités
représentent !
Longtemps, on ne coupa que les acajous disséminés dans la
forêt. L’acajou d’Afrique — comme on l’appelle — a conquis tous les
grands marchés d’Europe et des États-Unis. Lorsqu’il fit son apparition, en
1895, on manifesta d’abord une certaine suspicion, puis ses qualités furent peu
à peu reconnues et, depuis un certain temps déjà, il tient le premier rang sur
tous les acajous du monde. Il rivalise avec les acajous de Cuba et, comme il
peut donner des planches plus longues et plus larges, il a trouvé aux
États-Unis de grands débouchés. Les forêts du Honduras britannique ont à peu
près disparu. Les arrivages du Mexique, de Cuba, de Panama, du Nicaragua, de
Colombie diminuent d’année en année. Au contraire, la production d’Afrique ne
fait que s’accroître, l’acajou de la Côte-d’Ivoire tient le premier rang. Deux
variétés de cet acajou peuvent être appelées acajou de luxe, l’acajou frisé et
l’acajou figuré. Celui-ci présente des ondulations irrégulières de coupe
longitudinale ; celui-là, des dessins plus ou moins irréguliers, avec des
reflets noirs d’un effet superbe. Mais on ne distingue ces variétés qu’une fois
l’arbre abattu et débité. Si, depuis déjà longtemps, l’acajou d’Afrique est
apprécié, il a fallu de longues palabres pour faire admettre sur le marché les
autres essences.
Dans ces interminables discussions, les coupeurs appuyaient
leurs doléances de bonnes raisons, mais les marchands de bois rétorquaient par
des arguments non moins valables. Finalement, producteurs et acheteurs se
mirent d’accord et, depuis quelques années, la Côte-d’Ivoire exporte divers
bois d’ébénisterie en dehors de l’acajou dont la dénomination spécifique a été
arrêtée (Iriko Makori, Tiama Bossi), des bois communs (le Samba, l’Avodiré, le Niongon,
le Bahia et quelques autres), en année moyenne, 50.000 tonnes, et l’acajou
vient toujours en tête. Mais une autre question, non résolue d’ailleurs, s’est
posée. Sous quelle forme expédier ces bois ; en billes ou en
planches ? En dehors des grumes destinées au déroulage, il y a avantage
financier certain à débiter sur place. En exportant les bois en billes
équarries, on perd beaucoup. « L’équarrissage, m’affirmait un vieux
coupeur, pour une grume de 1 mètre de diamètre, fait abandonner sur le
terrain d’abatage un tiers de bois de bonne qualité, plus le prix de cet
équarrissage ; l’embarquement est plus difficile, le fret des grosses
billes plus élevé. Les billes ont, en outre, une perte au cœur et contiennent
une certaine quantité d’eau, qui fait augmenter le fret sans aucun profit.
Enfin, les bois arrivant sur les places d’Europe en grosses billes de plusieurs
tonnes ont un marché très restreint, car la grande majorité des consommateurs
ne peuvent en acheter, puisqu’ils n’ont pas les moyens de les débiter. »
Quoi qu’il en soit, il ne sort encore de la Côte-d’Ivoire qu’une bien petite
partie de bois débité, 2.000 tonnes sur 47.000 en billes ces dernières années.
Quittons les « chantiers » si accueillants aux
visiteurs. Le chemin de fer n’est pas loin, une partie du trajet jusqu’à la
gare proche, faite d’ailleurs en lorry à traction humaine, et prenons ainsi le
chemin de fer du Nord jusqu’au terminus de la voie en exploitation : à
Bobo-Dioulasso. Au passage Bouaké, où on s’arrête un moment, la ligne, par sa
position géographique quasi centrale, aurait pu être choisie comme capitale
administrative de la colonie. Abandonnons maintenant le railway qui doit être
poussé, les travaux sont commencés vers Ouagadougou, au Mossi, réservoir de
main-d’œuvre. Aussi bien nous allons entrer dans la Savane, une pointe chez les
Lobis, proches de la frontière anglaise.
Curieuse population que ces Lobis, les dernières tribus du
Soudan géographique qui se soient soumises. Types superbes, corps sculptural,
très grands. Pour tout vêtement, une ficelle pour les hommes, avec,
quelquefois, une peau de bête en écharpe, une touffe de feuilles par devant et
par derrière pour les femmes. Les Lobis ne se déplacent pas sans leur carquois
et leurs flèches empoisonnées. D’une incroyable fierté, il faut mettre des
formes pour les faire obéir, ou accepter des étrangers de bon cœur chez eux. On
a ainsi retardé de plusieurs années la prospection du territoire, réputé pour
sa richesse en or. Mais que le recrutement de tirailleurs soit annoncé :
le Lobi se présentera avec empressement. Il considérera même — le cas s’est
présenté, raconte André Demaison, qui connaît si bien les noirs — comme un
déshonneur de n’être pas reconnu bon pour le service ; les femmes se
moqueront, et il ne trouvera plus à se marier. Le Lobi, qui, tout nu,
parcourait hier sa brousse ancestrale, fera demain un excellent tirailleur qui,
au jour de l’action, méprisera le danger. Au retour, il racontera ses hauts
faits. Ce sera un grand honneur pour lui d’avoir « fait tirailleur »
et il jouira de la considération populaire.
(À suivre.)
G. FRANÇOIS.
(1) Voir le Chasseur Français de septembre et octobre 1941.
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