La grande histoire, l’histoire-bataille, que l’on apprend
dans les manuels, nous montre le soldat impérial sous un jour fort brillant. Il
est beau, bien portant, vêtu d’un uniforme somptueux ; il a l’air de
vaincre en se jouant de tout. Le beau grenadier de la Garde coiffé de son
ourson qui pouvait contenir plusieurs bouteilles de vin, le hussard tout
chamarré ont l’air, sur les estampes, d’être bien habillés et bien nourris. Si
nous consultons les documents du temps, nous sommes, hélas ! obligés de
constater qu’il n’en était rien. Les souliers du beau grenadier étaient percés,
l’uniforme du bouillant hussard était en loques et l’estomac des deux pauvres
diables criait bien souvent famine. Dans son bel ouvrage sur le soldat de la
Grande Armée, le général Monval a, documents à l’appui, montré toutes les
misères qui se cachaient sous des dehors fastueux. La lecture de certains
souvenirs de vieux de la vieille nous permet de nous faire une idée de ce
qu’était la cuisine de ces braves.
Tout d’abord ces briscards étaient obligés de faire leur
rata eux-mêmes ; ils n’avaient point de cuistots. Le futur
capitaine Robinaux conte dans son amusant journal de route que, dès son arrivée
au corps, il dut préparer la soupe. « Il fallut, écrit-il, ce qu’on
appelle en terme militaire : graisser la marmite ... Ce fut un achat
de lard et de mouton que je fis au profit de l’ordinaire (vingt hommes). Pour
une première épreuve, la soupe fut bonne et les portions passablement
dodues ; les vieux gastronomes, — il s’agit de ses anciens, — ne
disaient rien et mangeaient de façon à faire croire qu’ils étaient
satisfaits. »
La plupart du temps, nos troupiers n’avaient point
d’ustensiles pour préparer leurs plats. Le sabre servait alors de broche et le
combustible était pris n’importe où. Le plus souvent, nos soldats, fort
débrouillards et gourmets, savaient se tirer fort élégamment d’affaire. C’est
ainsi que Vaxelaire, perdu en pleine Égypte au moment de la fameuse campagne,
réussit à offrir à ses camarades un bon repas.
Écoutons-le raconter son aventure culinaire. Il était sans
« poêle, ni gril, ni casserole, ni marmite », il réfléchit, puis il
s’écria : — Eh bien ! je dis, nous ferons comme l’on faisait
dans la Vendée ! ... Quand le feu fut allumé, nous plantâmes
quelques-unes des plus grosses et grandes branches de nos buissons au milieu,
et puis l’on attacha les gigots avec de la ficelle que les dragons avaient
après leurs portemanteaux ; sans cette ficelle nous ne serions pas encore
venus à bout de notre entreprise. Alors, quand ils furent attachés, on les
faisait tourner et retourner, en y donnant, de temps en temps quelques coups de
doigts. » C’était en somme le fameux gigot à la ficelle, bien connu
des gastronomes. Un musicien de la grande armée d’origine suisse, J.-L. Sabon,
raconte, dans ses mémoires fort vivants, qu’il apprêta un jour une oie de cette
façon.
Feuilletons les campagnes de Girault, lui aussi musicien
d’état-major, mais français, Son carnet fourmille de notes précieuses. Il
réfute, sans le savoir évidemment, Thiers qui prétendait que nos troupes
cantonnées à l’île Lobau avaient été fort bien ravitaillées. Or il nous apprend
qu’il fut obligé de faire cuire dans un arrosoir, faute d’ustensile, un morceau
du cheval d’un cuirassier ; la viande était à moitié cuite et sans sel.
« N’ayant plus de sel, écrit-il, un de nos camarades eut l’idée de le
remplacer par deux ou trois cartouches, le salpêtre et la poudre devant tenir
lieu de sel. Je ne goûtais point ce nouveau genre d’assaisonnement. Le bouillon
était comme du cirage, et j’eus beau frotter la viande pour enlever la couche
de suie, il me fut impossible de l’avaler. » Souvent, le soldat était, en
effet, obligé de remplacer le sel par de la poudre. Fleuret, dans ses si
pittoresques « Passages », conte que, durant la campagne d’Espagne,
il dut maintes fois mettre de la « poudre à tirer » dans la marmite.
Pour suivre cet usage, les Saint-Cyriens, lors de la visite de l’Empereur à
leur école, le 5 août 1810, réunirent leurs portions de viande et les
découpèrent en petits morceaux, ils les saupoudrèrent de poudre à cartouche.
Reprenons notre récit de Girault. Les débuts de sa vie
militaire furent pénibles. Après la victoire de Valmy, il note qu’il resta cinq
jours sans vivres ; n’ayant que des assignats, il ne put se procurer, et encore
avec beaucoup de peine, que deux ou trois pommes de terre dont il se nourrit
pendant cinq jours ! En 1794, il avoue qu’il ne peut digérer le pain
d’avoine qui leur est distribué. Faisant campagne sur les bords du Rhin, en
compagnie du général Marceau, il note que, « durant trois jours, il n’a
pas eu le temps de faire bouillir marmite ». « Nous ne pûmes
recueillir que quelques pommes de terre, un morceau de suif et un petit
oignon. » Maigre pitance pour des hommes qui marchaient sans cesse en se
battant. Les distributions de viande et de pain se faisaient de plus en plus
rares. Un jour, cependant, il eut la bonne fortune de « chiper » à un
dragon une marmite contenant quatre poules, une oie et du lard. Qu’on juge de
sa joie. Suivant la Grande Armée, il n’a à manger en Poméranie que du pain
plein de vers. Le roi Jérôme envoya alors une voiture pleine de pains de
munition. « Le tout était si mauvais, écrit Girault, que les soldats n’en
voulurent pas, et, si le commis chargé de la distribution ne s’était sauvé sur
son cheval au galop, on lui eût fait un mauvais parti. » Entrant en
France, notre musicien passa par Arbois ; il y but, plus que de raison, le
vin si délicieux du pays, et arriva, ainsi que ses compagnons, fort gai à
l’étape.
Tout près d’Essling, notre héros se trouva, une fois de
plus, en fâcheuse posture. Mais, grâce à son ingéniosité habituelle, il s’en
tira fort bien. « Je trouvai, écrit-il, un bidon de graisse ; puis,
comme dans le village il y avait beaucoup d’oies, qui avaient été plumées et
vidées par les premiers arrivants, je ramassai, parmi les débris, des foies et
des cœurs qu’on avait dédaignés et qui furent pour moi les éléments d’un bon
fricot où la graisse ne manquait pas ; un de mes confrères avait trouvé de
la farine, nous en fîmes une galette que nous fîmes cuire dans la
cendre. » Pressé par la faim, Girault avoue qu’il ne put attendre la fin
de la cuisson et qu’il dévora sa galette à moitié cuite ! ...
Les souvenirs gastronomiques du sergent Fricasse, — un
nom prédestiné cependant, — ne sont guère meilleurs. Au camp de la
Chartreuse, près Coblentz, il manqua de tout. « Mais le printemps,
écrit-il, nous produisit des plantes pour un peu nous soutenir, qui étaient des
feuilles de pois sortant de terre, des coquelicots ou feu d’enfer, du sarrasin,
des pissenlits. Avec tous ces herbages, nous nous faisions une farce que nous
mangions en guise de pain ; et, lorsque le seigle est venu en grain, on
allait lui couper la tête et on le faisait griller sur le feu ... C’était
vraiment une grande misère. Le matin, on battait la breloque pour le pain, la
viande, mais on revenait souvent sans viande. Le soir, à l’entrée de la nuit,
pas tous les jours, on revenait avec un pain pour quatre hommes. Tout le monde
sortait de ses baraques et la gaîté renaissait pour un moment dans le
camp. »
Les témoignages concordent pour affirmer que la Grands Armée
dut, souventes fois, avoir faim. Le futur commandant Coudrieux, écrit qu’en
1807, à Guttalt, il ne but que de l’eau et ne mangea que du mauvais pain de
pommes de terre, des carottes et de la choucroute. Vaxelaire, à l’armée de
Mayence, fut tout heureux, un jour, d’acheter un morceau de viande de cheval
pour trois sous ; il aurait pu le mettre dans son gousset, nous
dit-il ... .
Lorsque, par hasard, ces briscards pouvaient trouver
quelques victuailles, ils se jetaient littéralement dessus et les accommodaient
à leur façon. Le capitaine Parquin, dans ses Mémoires, — Mémoires
absolument véridiques, à l’encontre de ceux, plus célèbres, du fameux Coignet,
— raconte qu’un jour ses chasseurs purent avoir quelques feuillettes de
vin de Bordeaux, du sucre et des citrons ; ils mélangèrent le tout et en
firent, paraît-il, une boisson exquise.
Cet empressement à savourer des mets depuis longtemps
oubliés nous fait penser que le Genevois et musicien J.-L. Sabon a
volontairement exagéré lorsqu’il a écrit dans ses Mémoires qu’il avait vu des
soldats français tuer un bœuf pour en avoir la fressure et la cervelle qu’ils
préparaient à la poêle avec des oignons. Ce fait paraît bien invraisemblable.
Si nos grenadiers nous donnent sur leurs coutumes culinaires
de bien précieuses indications, ils nous renseignent parfois aussi sur les
mœurs épulaires de certains peuples avec lesquels ils se trouvaient en contact.
C’est ainsi que Noël, un officier d’artillerie, nous conte qu’en Hongrie il
mangea une cuisine épicée, sucrée, les sauces étaient longues et les habitants
du pays les mangeaient avec leurs couteaux au bout arrondi ; les poulets
étaient farcis d’herbes, les pigeons accommodés au miel, les rôtis aux
confitures, et avec cela un morceau de pain gros comme un biscaïen.
Ces journaux de route de vieux braves, on peut s’en rendre
compte par ces quelques citations, sont des plus curieux pour qui veut
connaître les coulisses de la grande épopée napoléonienne ; ne croirait-on
pas, en les relisant, revivre les veillées de Wagram ou d’Eylau et manger
devant le feu du bivouac traditionnel une maigre pitance arrosée d’eau
vinaigrée ?
Roger VAULTIER.
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