Nous étions réunis au mess et nous fêtions le retour du
maréchal des logis Truc, qui venait de passer ses dix jours de permission de
détente à Paris.
Ainsi que cela arrive fréquemment au retour de ces vacances,
Truc semblait souffrir d’un « cafard affreux ». Il n’avait presque
pas desserré les dents pendant le repas, même pour manger. Cependant, comme
c’était, en temps ordinaire, le plus gai luron du peloton, aux idées quelque
peu extravagantes, voire loufoques, nous ne laissions pas de nous étonner de le
voir si rêveur et quasi muet.
— Alors quoi ? mon vieux Truc, cela ne va
pas ? Quelle peut être la raison de ta tristesse ? lui demanda
affectueusement l’adjudant Fézoul.
— Tu as perdu ta langue pendant ta perme ? lança
le brig’four Lamerluche.
— J’ai, mes bons amis, répondit enfin Truc en levant
les yeux au plafond et en fouillant d’un doigt nerveux dans son épaisse barbe,
j’ai ... que je suis trop honnête et que je ne pourrai jamais m’évader de
cette vertu.
Un hourvari de surprise et de désapprobation salua cette
déclaration paradoxale. Nous savions tous que Truc avait souvent des idées peu
banales, mais de là à une telle déclaration ...
On riait en le conspuant avec énergie. Truc apaisa le bruit
par un balancement de ses deux mains en éventail et nous raconta cette histoire
extravagante que, sur un coin de la table, entre mon quart de jus et mon
assiette de confiture, j’ai sténographiée à votre intention :
— Oui, mes amis ... Adolphe ! apporte-moi un
verre de ce que tu voudras et six litres de blanc ; c’est ma
tournée ... Vous savez tous jusqu’à quel point je suis honnête. Ici, je ne
donne jamais une punition à un homme sans avoir fait une enquête serrée et
impartiale sur les raisons qui ont provoqué le délit ; dans le civil, je
paie mon propriétaire, mon tailleur, mon bottier, mon percepteur, mes
créanciers éventuels aux dates exactes d’échéance ; il ne me viendrait
jamais le désir de m’approprier le bien d’autrui et je n’ai jamais battu ni un
homme, ni une femme, ni un enfant, ni même un animal. Je respecte les articles
du Code jusqu’en leur illogisme. Bref, je suis un homme honnête dans toute
l’acception du terme.
« Eh bien ! de cette vie morale et pure comme
cristal, j’ai voulu me défaire. Je n’ai pas pu. Traitez-moi de fou si vous le
voulez, mais c’est ainsi. L’honnêteté, à mon avis, est comme une verrue que
l’on a en naissant, il est plus difficile que l’on croit de s’en séparer,
jugez-en :
« J’étais donc en permission chez moi et, un matin, en
classant des papiers dans mon cabinet de travail, j’ai eu l’occasion de
retrouver un récent extrait de mon casier judiciaire. Je l’avais demandé en
juillet dernier, je ne sais plus pourquoi.
« J’ai regardé longuement cette grande bête de feuille
grise barrée d’un large trait noir en diagonale, barrant des cases où auraient
pu figurer des condamnations. C’est alors qu’il m’est venu à l’esprit cette
pensée baroque, ridicule, monstrueuse, hors nature, appelez-la comme il vous
plaira : j’ai voulu avoir des inscriptions dans mes cases !
« J’ai voulu avoir des condamnations ; j’ai voulu
être arrêté, être en conflit avec la police, coucher au dépôt, passer devant
les juges, aller en prison. Tout cela pour de bon, pour voir ... pour
m’évader du lit douillet de l’honnêteté ...
« D’abord timidement, j’ai essayé du tapage nocturne.
Armé d’un clairon sonore, je suis parti de la place des Ternes seul, une nuit,
à une heure du matin. Dans l’obscurité opaque de la capitale, j’ai enfilé le
faubourg et la rue Saint-Honoré, en direction des Halles, en jouant des airs à
faire éclater les oreilles d’un orang-outang. Arrivé au coin de la rue du 29 JuiIlet,
alors que je sonnais à pleins poumons la charge à la baïonnette, assis au bord
du trottoir, deux agents me prièrent de les suivre au poste.
« J’allais enfin avoir une condamnation ! Je les y
suivis en souriant de bonheur.
« Le commissaire me demanda mes papiers, que je lui
communiquai sans hésiter. Savez-vous ce qu’il a fait, le commissaire ?
« Il s’est mis à rire et a dit :
« — Blague de rapin en goguette. Reconduisez-le à
son domicile et n’en parlons plus.
« Il m’a serré les mains en me priant d’être plus
modéré dans mes manifestations. Il m’a appelé « monsieur » et un taxi
réquisitionné m’a ramené chez moi.
« Le lendemain, je me suis enhardi jusqu’au
vol ... Horresco referens ! J’en rougis encore, de
honte ... et de dépit ...
« Profitant d’une absence de mon ami Poche, je suis
entré chez lui, je suis entré seul, en donnant d’un air calme une pièce de dix
francs à la soubrette. J’ai pris la clef de son coffre-fort là où je savais
qu’il la plaçait habituellement : dans la peau de chamois du tiroir à
l’argenterie, à gauche du buffet. J’ai ouvert le coffre et j’ai volé le collier
de perles que Mme Poche se met au cou les soirs de bal.
« Le soir, j’ai écrit une lettre à Poche, une lettre
très sèche, lui avouant cyniquement le vol, afin qu’il me fasse arrêter sans
scrupules.
« J’ai attendu. Deux heures après, je vois entrer chez
moi Poche, l’air effaré.
« Il me prend les mains et me crie aux oreilles :
« — Tu as ouvert mon coffre ? ... Avec
quoi ?
« — Avec la clef, tout simplement, lui répondis-je
froidement.
« — Avec la clef. Où était-elle donc ?
« — Là où tu la mets toujours : dans la peau
de cham ...
« — La peau de chamois ! ... La peau de
chamois ! ... criait-il en se frappant le front pendant qu’un rire
large comme une tranche de melon lui fendait agréablement la face ; c’est
vrai, j’avais oublié ! ... La peau de chamois ! ...
— Et le voilà qui m’embrasse en dansant et en
répétant :
« — Et moi qui la cherchais partout depuis plus
d’un mois, cette clef ! ... Je ne me souvenais plus où je l’avais
mise. Grâce à toi, je l’ai retrouvée, sacré farceur ! ... Tout de
même … Toujours blagueur (et pan, et pan, dans le ventre). Merci, mon
vieux, mille fois merci. Quel service tu m’as rendu ! Je vais pouvoir
toucher mes coupons ... Quant au collier de perles que tu as chipé pour me
faire un bon tour ... très drôle ! très rigolo ! ... Tu
sais, tu peux le garder. Je te le donne en souvenir, si tu le vends tu en
tireras bien dix-huit francs. C’est du faux, du toc. Ah ! ce que c’est
amusant ! Viens prendre l’apéritif.
« C’était raté ! ... »
Charles BLEUNARD.
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