Accueil  > Années 1940 et 1941  > N°603 Novembre 1941  > Page 576 Tous droits réservés

Un peu de gaieté

Le casier de Truc.

Nous étions réunis au mess et nous fêtions le retour du maréchal des logis Truc, qui venait de passer ses dix jours de permission de détente à Paris.

Ainsi que cela arrive fréquemment au retour de ces vacances, Truc semblait souffrir d’un « cafard affreux ». Il n’avait presque pas desserré les dents pendant le repas, même pour manger. Cependant, comme c’était, en temps ordinaire, le plus gai luron du peloton, aux idées quelque peu extravagantes, voire loufoques, nous ne laissions pas de nous étonner de le voir si rêveur et quasi muet.

— Alors quoi ? mon vieux Truc, cela ne va pas ? Quelle peut être la raison de ta tristesse ? lui demanda affectueusement l’adjudant Fézoul.

— Tu as perdu ta langue pendant ta perme ? lança le brig’four Lamerluche.

— J’ai, mes bons amis, répondit enfin Truc en levant les yeux au plafond et en fouillant d’un doigt nerveux dans son épaisse barbe, j’ai ... que je suis trop honnête et que je ne pourrai jamais m’évader de cette vertu.

Un hourvari de surprise et de désapprobation salua cette déclaration paradoxale. Nous savions tous que Truc avait souvent des idées peu banales, mais de là à une telle déclaration ...

On riait en le conspuant avec énergie. Truc apaisa le bruit par un balancement de ses deux mains en éventail et nous raconta cette histoire extravagante que, sur un coin de la table, entre mon quart de jus et mon assiette de confiture, j’ai sténographiée à votre intention :

— Oui, mes amis ... Adolphe ! apporte-moi un verre de ce que tu voudras et six litres de blanc ; c’est ma tournée ... Vous savez tous jusqu’à quel point je suis honnête. Ici, je ne donne jamais une punition à un homme sans avoir fait une enquête serrée et impartiale sur les raisons qui ont provoqué le délit ; dans le civil, je paie mon propriétaire, mon tailleur, mon bottier, mon percepteur, mes créanciers éventuels aux dates exactes d’échéance ; il ne me viendrait jamais le désir de m’approprier le bien d’autrui et je n’ai jamais battu ni un homme, ni une femme, ni un enfant, ni même un animal. Je respecte les articles du Code jusqu’en leur illogisme. Bref, je suis un homme honnête dans toute l’acception du terme.

« Eh bien ! de cette vie morale et pure comme cristal, j’ai voulu me défaire. Je n’ai pas pu. Traitez-moi de fou si vous le voulez, mais c’est ainsi. L’honnêteté, à mon avis, est comme une verrue que l’on a en naissant, il est plus difficile que l’on croit de s’en séparer, jugez-en :

« J’étais donc en permission chez moi et, un matin, en classant des papiers dans mon cabinet de travail, j’ai eu l’occasion de retrouver un récent extrait de mon casier judiciaire. Je l’avais demandé en juillet dernier, je ne sais plus pourquoi.

« J’ai regardé longuement cette grande bête de feuille grise barrée d’un large trait noir en diagonale, barrant des cases où auraient pu figurer des condamnations. C’est alors qu’il m’est venu à l’esprit cette pensée baroque, ridicule, monstrueuse, hors nature, appelez-la comme il vous plaira : j’ai voulu avoir des inscriptions dans mes cases !

« J’ai voulu avoir des condamnations ; j’ai voulu être arrêté, être en conflit avec la police, coucher au dépôt, passer devant les juges, aller en prison. Tout cela pour de bon, pour voir ... pour m’évader du lit douillet de l’honnêteté ...

« D’abord timidement, j’ai essayé du tapage nocturne. Armé d’un clairon sonore, je suis parti de la place des Ternes seul, une nuit, à une heure du matin. Dans l’obscurité opaque de la capitale, j’ai enfilé le faubourg et la rue Saint-Honoré, en direction des Halles, en jouant des airs à faire éclater les oreilles d’un orang-outang. Arrivé au coin de la rue du 29 JuiIlet, alors que je sonnais à pleins poumons la charge à la baïonnette, assis au bord du trottoir, deux agents me prièrent de les suivre au poste.

« J’allais enfin avoir une condamnation ! Je les y suivis en souriant de bonheur.

« Le commissaire me demanda mes papiers, que je lui communiquai sans hésiter. Savez-vous ce qu’il a fait, le commissaire ?

« Il s’est mis à rire et a dit :

« — Blague de rapin en goguette. Reconduisez-le à son domicile et n’en parlons plus.

« Il m’a serré les mains en me priant d’être plus modéré dans mes manifestations. Il m’a appelé « monsieur » et un taxi réquisitionné m’a ramené chez moi.

« Le lendemain, je me suis enhardi jusqu’au vol ... Horresco referens ! J’en rougis encore, de honte ... et de dépit ...

« Profitant d’une absence de mon ami Poche, je suis entré chez lui, je suis entré seul, en donnant d’un air calme une pièce de dix francs à la soubrette. J’ai pris la clef de son coffre-fort là où je savais qu’il la plaçait habituellement : dans la peau de chamois du tiroir à l’argenterie, à gauche du buffet. J’ai ouvert le coffre et j’ai volé le collier de perles que Mme Poche se met au cou les soirs de bal.

« Le soir, j’ai écrit une lettre à Poche, une lettre très sèche, lui avouant cyniquement le vol, afin qu’il me fasse arrêter sans scrupules.

« J’ai attendu. Deux heures après, je vois entrer chez moi Poche, l’air effaré.

« Il me prend les mains et me crie aux oreilles :

« — Tu as ouvert mon coffre ? ... Avec quoi ?

« — Avec la clef, tout simplement, lui répondis-je froidement.

« — Avec la clef. Où était-elle donc ?

« — Là où tu la mets toujours : dans la peau de cham ...

« — La peau de chamois ! ... La peau de chamois ! ... criait-il en se frappant le front pendant qu’un rire large comme une tranche de melon lui fendait agréablement la face ; c’est vrai, j’avais oublié ! ... La peau de chamois ! ...

— Et le voilà qui m’embrasse en dansant et en répétant :

« — Et moi qui la cherchais partout depuis plus d’un mois, cette clef ! ... Je ne me souvenais plus où je l’avais mise. Grâce à toi, je l’ai retrouvée, sacré farceur ! ... Tout de même … Toujours blagueur (et pan, et pan, dans le ventre). Merci, mon vieux, mille fois merci. Quel service tu m’as rendu ! Je vais pouvoir toucher mes coupons ... Quant au collier de perles que tu as chipé pour me faire un bon tour ... très drôle ! très rigolo ! ... Tu sais, tu peux le garder. Je te le donne en souvenir, si tu le vends tu en tireras bien dix-huit francs. C’est du faux, du toc. Ah ! ce que c’est amusant ! Viens prendre l’apéritif.

« C’était raté ! ... »

Charles BLEUNARD.

Le Chasseur Français N°603 Novembre 1941 Page 576