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Une fameuse « Passado »

Estoupan n’a pas lu Marseille et les Marseillais, de Méry, il ne connaît pas les pages pleines d’esprit consacrées, dans ce livre charmant, aux passages de pigeons sur le pays calanquais ; mais il n’ignore pas qu’au mois d’octobre, le premier matin où le mistral montre le bout de son nez frisquet sur les collines des Calanques, des vols innombrables de ramiers, de palombes de l’Afrique lointaine, montent à l’assaut des hauteurs calcaires qui s’échelonnent de la Gineste à Cortiou !

Pour repousser cette attaque en masse, une nuée de francs-tireurs garnit, à la première heure, toutes les crêtes de la « Tête de Puget », à la pointe de Sormiou. Ah ! je vous jure, ce ne sont pas les chasseurs et les cartouches qui manquent ! Le jour où les pigeons donnent, il y a là vraiment une belle bataille. Dès l’aube, les vagues d’assaut des pigeons se succèdent sans relâche ! Pour les repousser, un feu roulant ininterrompu gronde sur les collines, évoquant les manœuvres d’automne.

L’efficacité de ce tir est d’ailleurs des plus restreinte, car si, comme au temps de Méry, les pigeons n’ont pas abandonné leur Canebière aérienne, ils ont sensiblement perfectionné leur escalade ! Dès qu’ils aperçoivent les dentelures de Marseille-Veyré, ils actionnent leur gouvernail de profondeur, et s’élèvent à la hauteur d’un gratte-ciel new-yorkais ! Sauf embolie ou suicide, les pigeons passent indemnes, car ils se trouvent à des distances défiant les hammerless les plus « chokés ».

Seuls, les jours de fort mistral, certains couloirs abrités attirent la gent ailée par leur calme relatif, et permettent aux « grands fusils » de la région quelques-uns de ces coups de longueur, dont on parle longtemps chez les armuriers de Marseille !

La possession d’un de ces « agachons » privilégiés est très enviée et donnerait lieu à de véritables pugilats, s’il ne s’était établi à leur égard de vieilles traditions. Dans les familles, on se les passe religieusement de père en fils, et l’on ne connaît pas d’exemple d’un empiètement illégitime !

Le Calanquais Estoupan n’avait pas d’agachon et, les jours de « passado », il se rongeait le foie à voir les vols de pigeons se précipiter vers les passages abrités et y être reçus par la fusillade nourrie des bienheureux occupants de ces postes !

Comment arriver à être, ne fût-ce qu’une fois, un de ces chasseurs enviés ? Notre Calanquais trouva une idée, un jour qu’il errait dans la colline, cherchant, au pied des pins, quelques-uns de ces petits champignons rouges, qui sont si savoureux cuits sur le gril, avec une pincée de persil et une pointe d’ail.

Estoupan allait en cueillir un, quand il s’arrêta brusquement ! Il venait d’apercevoir, à côté du cryptogame, une douille de cartouche rouillée ! Personne n’ignore, en Provence, où les douilles de cartouches jonchent le sol, aussi nombreuses que les étoiles du ciel, qu’on attribue les empoisonnements causés par certains champignons au fait qu’ils ont poussé à côté d’une cartouche en cuivre oxydé et se sont imprégnés de vert-de-gris.

Estoupan laissa le champignon, mais ramassa la cartouche ; c’était une douille à l’usage d’armes de guerre ! Surpris, il battit les buissons d’alentour.et trouva quelques cartouches, puis, finalement, entre deux quartiers de roc, il découvrit une mitrailleuse, d’un modèle ancien, entièrement rongée par la rouille.

C’était un vestige de la guerre, — de l’autre ! — au moment où l’on avait fortifié les Calanques pour prévenir une attaque de Marseille par les sous-marins. Dans le désordre et la joie de l’armistice, on oublia sur place un certain nombre d’engins meurtriers, et c’est ainsi que, sur le plateau de Devenson, on peut voir encore maintenant l’âme de bronze d’un canon servir de terrier à une famille de lapins ... Mais ceci est une autre histoire !

Dans un éclair, Estoupan vit le parti qu’il pouvait tirer de sa découverte ! On était au 15 septembre, il fallait se hâter. Estoupan, avec l’aide de son ami Fenouillet, transporta la mitrailleuse dans le cabanon de ce dernier, et s’y livra avec lui à un travail mystérieux pendant quelques jours, puis il attendit les événements !

Le soir du 7 octobre, après une journée de petite pluie tiède, une large barre rouge se dessina dans le ciel, vers le nord-ouest, et le soleil, sortant des nuages, se coucha dans une apothéose de pourpre ! Signe indubitable de fort mistral pour le lendemain !

Ce soir-là, Estoupan alla frapper à la cabane de Fenouillet, et, avant minuit, les deux hommes, porteurs d’un volumineux fardeau, gravissaient les pentes de la colline, sous les premières rafales du mistral naissant.

À la prime aube, le vent soufflait en tempête. Sûrs du passage des pigeons, des régiments de chasseurs occupaient peu à peu tous les sommets, à quelques mètres à peine de distance les uns des autres !

L’aurore commençait à poindre au delà de Cassis ... Soudain, malgré l’obscurité encore dense, un coup de feu retentit, du côté de Cortiou, dans un endroit peu fréquenté par les vrais chasseurs, et abandonné par eux aux amateurs de Marseille ! Un second coup de feu suivit, toujours dans la même direction, puis trois, puis dix, vingt, cent, toute une pétarade ininterrompue, et pan, et pan, et pan, pan, pan ! Ça commençait là-bas ! Et comment ! ...

Dans tous les « agachons » réputés, les grands fusils locaux se dévissent en vain le cou, pour apercevoir, dans la nuit finissante, quelques silhouettes ailées et fugitives ... Mais rien ! Que se passe-t-il donc à Cortiou, où la fusillade continue ?

Est-ce que les pigeons auraient modifié leur itinéraire ? Passent-ils plus près de la mer, cette année ? Et, avec cela, le mistral redouble et la mousquetade continue ...

Plus de doute, il faut aller voir là-bas ce qui se passe ... Et alors, de tous côtés, les chasseurs se précipitent vers le lieu présumé de la « passado ». Ils abandonnent leurs « algachons » séculaires et se ruent vers le couloir rocheux où les coups de feu se succèdent comme un roulement de tambour.

Mais, chose curieuse, à l’approche de cette foule de nemrods époumonés, dont les souliers ferrés, dans la rapidité de la course, arrachent des étincelles aux rocs, les détonations diminuent et s’arrêtent bientôt.

Les premiers qui arrivent trouvent seulement Fenouillet qui vient de cacher sous les « argeïra » la mitrailleuse remise en état, et dont le rôle a été si utile ... Quant aux pigeons, il n’y en a pas à Cortiou, et il n’y en a jamais eu !

Mais Estoupan a obtenu ce qu’il voulait. En effet, pendant cette ruée vers l’est, notre Calanquais a paisiblement occupé l’agachon du « Puits de Segond », le plus célèbre de tous, abandonné par Escartefigue, de la Redonne, son légitime possesseur, parti avec les autres vers l’inconnu, et là, sous le mistral qui soufflait en ouragan, il a eu la chance de culbuter plusieurs pigeons, et de réussir même un de ces « doublés » qui classent un homme aux pays des Calanques !

Depuis ce jour mémorable, les chasseurs, quand ils parlent d’Estoupan, inclinent la tête et disent avec respect : « Es flamé ! » (C’est un flambeau !)

Je crois surtout que c’est un malin !

Jean RIOUX.

Le Chasseur Français N°604 Décembre 1941 Page 581