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Au rucher

Les abeilles et la musique.

Un correspondant nous pose cette curieuse question : « Les abeilles aiment-elles la musique ? » On serait tenté de le croire en lisant le fait suivant que rapporte un journal : « La famille X ..., en rentrant chez elle, après une courte absence, constata avec effroi qu’un essaim d’abeilles avait envahi la maison. Les mouches volaient de tous côtés, que faire ? La jeune fille eut une idée, elle alla droit au salon et se mit à jouer sur le piano une romance. L’effet fut en quelque sorte magique, les abeilles se portèrent à quelque distance de la maison et se groupèrent sur un arbuste, où un apiculteur vint les cueillir sans difficulté. »

Cette histoire nous vient sans doute du pays où se forgent les légendes. Elle a pu être inspirée par quelque vieille estampe, comme on en voit dans nos vieux auteurs, représentant un « mouchier » jouant des cymbales pour faire fixer un essaim qui vient de quitter sa ruche.

La coutume de faire de la musique (si cela peut s’appeler ainsi), c’est-à-dire de frapper sur un instrument sonore, casserole, poêlon, etc., à la sortie d’un essaim, remonte à une très haute antiquité.

Est-ce à dire que les abeilles sont sensibles à cet assourdissant tintamarre, qui n’a rien de l’harmonie du piano ? Beaucoup le croient.

D’autres le nient et expliquent cette coutume en disant qu’elle avait simplement pour but d’avertir que l’essaim en partance était revendiqué par son propriétaire, qui affirmait ainsi son droit de le suivre et d’en prendre possession partout où il se fixerait.

Il semble bien, en effet, que de tout temps on ait reconnu le droit pour l’apiculteur de suivre l’envol de ses essaims et de les revendiquer en quelque endroit qu’ils se posent, alors même que ce serait sur le terrain d’autrui.

Notre législation reconnaît ce droit. L’article 9 de la loi du 4 avril 1889, qui ne fait que reproduire sur ce point la loi du 28 septembre 1790, s’exprime ainsi :

« Le propriétaire d’un essaim a le droit de le réclamer et de s’en ressaisir tant qu’il n’a pas cessé de le suivre. »

Si la propriété où s’est réfugié l’essaim est ouverte, le poursuivant peut y pénétrer librement, quitte ensuite à réparer le dommage qu’il pourrait y causer.

Si c’est un terrain clos, celui qui suit l’essaim peut exiger l’autorisation d’y pénétrer pour exercer son droit de reprise, et, si le propriétaire s’y refusait, le poursuivant pourrait l’y contraindre par voie de justice, ou lui réclamer une indemnité pour le préjudice à lui causé par la perte de ses abeilles.

Voilà ce que tout apiculteur doit savoir. Mais arrêtons cette digression qui nous éloigne de notre sujet.

D’aucuns ont prétendu que les abeilles étaient dépourvues du sens de l’ouïe et que, par conséquent, la musique leur était parfaitement indifférente. Mais ils ne contestent pas que les abeilles sont sensibles au bruit, qu’elles sentent, disent-ils, par la commotion que celui-ci produit sur leur système nerveux.

C’est trancher un peu vite la question. Est-il bien prouvé que le sens de l’ouïe fait défaut chez l’abeille ? Parce qu’on ne sait pas où se trouvent les organes auditifs chez notre insecte, est-ce une raison pour lui refuser toute aptitude à l’audition ? Pourquoi ce sens ne se trouverait-il pas, comme celui de l’odorat, dans les antennes, dont le rôle de certaines parties est encore indéterminé ?

Si les abeilles n’entendent pas, pourquoi émettent-elles des sons variés, suivant les diverses conjonctures où elles se trouvent. Ces sons, que les apiculteurs considèrent comme le langage des abeilles, leur permettant de se communiquer leurs impressions, ne peuvent avoir de signification que s’ils sont perçus des membres de la collectivité qui se règle d’après eux.

Or pas un apiculteur ne doute que les abeilles aient la faculté d’exprimer certains sentiments tels que la douleur, la crainte du danger, le contentement, la colère. L’apiculteur expérimenté saisit très bien les nuances de ce langage.

Lorsqu’une abeille tourne autour de lui, faisant entendre un « vrombissement » particulier, il ne se méprend pas sur ses intentions, et il sait ce qu’il a à faire s’il veut éviter l’aiguillon ; surtout si celle-ci se précipite sur lui, furieuse, avec un bourdonnement aigu qui ressemble à un cri de guerre, il n’a que le temps de se garer.

Le langage des abeilles révèle souvent leur état et leurs dispositions à l’apiculteur qui, parfois, les interroge et qui, au ton de la réponse, reconnaît si elles sont satisfaites ou si leur état laisse à désirer.

Lorsque vous soupçonnez, par exemple, une ruche d’être orpheline, votre manuel vous dira : frappez quelques coups contre la paroi de la ruche. Si les abeilles font entendre un son plaintif, vous pouvez craindre qu’elles n’ont pas de reine. Auscultez de même une ruche que vous savez posséder une reine, le bourdonnement qu’elle émettra sera différent de celui que vous aurez perçu à la ruche orpheline.

Mais il y a d’autres notes émises par les abeilles qui sont encore plus perceptibles et significatives, ce sont celles qu’on appelle le « chant des reines ».

Tous les apiculteurs savent qu’en vue d’un essaimage les abeilles élèvent plusieurs reines. La première qui éclôt cherche d’instinct à détruire ses sœurs au berceau. Mais les ouvrières l’en empêchent. Alors la jeune reine, mécontente de cette opposition, pousse des cris de colère : tuth, tufh. Et ses rivales lui répondent, mais elles sont encore enfermées dans leurs cellules, leur cri est plus étouffé et se traduit par koua, koua. L’apiculteur qui entend ce colloque sait qu’il peut s’attendre à voir un essaim sortir le lendemain, si le temps ne s’y oppose.

Dira-t-on après cela que les abeilles sont sourdes ? Comment les jeunes reines prisonnières riposteraient-elles à leur ennemie si elles n’entendaient pas ses provocations ?

Les abeilles ne communiquent pas seulement par les antennes, elles ont pour la collectivité des bruissements qui sont pour elle tantôt des cris d’alarme, tantôt des cris de ralliement et comme un mot d’ordre qui ne pourrait être suivi si nos avettes ne jouissaient pas de facultés auditives.

Mais, de ce que les abeilles perçoivent les sons, il ne s’ensuit pas qu’elles sont charmées par la musique, et que la flûte la plus harmonieuse produira sur elles des effets merveilleux, à moins que ce soit celle d’Orphée, qui émouvait, dit-on ; jusqu’aux rochers. Ce que l’on peut affirmer, c’est que l’harmonie parfaite règne dans la ruche, et que, si elle venait à être troublée, ce n’est pas notre musique qui l’y introduirait.

P. PRIEUR.

Le Chasseur Français N°604 Décembre 1941 Page 614