Une légende tenace — nous avons pu le constater il y a
peu de temps dans un grand illustré parisien — fait de Parmentier
l’inventeur de la pomme de terre ; l’opinion publique croit encore
qu’avant ce brave pharmacien nos ancêtres ignoraient la saveur du légume le
plus populaire en France. Il n’en est cependant rien ; si nous consultons
les textes, nous voyons que, dès le XVIe siècle, la pomme de
terre était cultivée en France.
Si nous en croyons le récent historien de nos légumes, M. le
docteur Henri Leclerc, c’est en 1532 que les Espagnols découvrirent au Pérou la
pomme de terre ; introduite trois ans plus tard en Espagne, la papas
— tel était le nom péruvien de notre légume — fut vite répandue. Ce
fut un savant français, Charles de l’Escluse, qui la découvrit pour la première
fois, en 1588. Il a goûté ces tubercules alors fort rares ;
« dépouillés de leur épiderme qui se détache très facilement, rôtis entre
deux plats et cuits dans du bouillon gras, écrit-il, je leur ai trouvé une
saveur aussi agréable que celle du navet ». Des documents prouvent que,
dès 1592, la pomme de terre était cultivée dans le Lyonnais ; Olivier de
Serres, le fameux agronome, dans son célèbre Théâtre d’agriculture et
mesnage des champs, publié en 1600, cite la pomme de terre, qu’il nomme cartoufle ;
notons que déjà on les butait. Les cartoufles étaient alors répandues en
Dauphiné ; on les conserve l’hiver dans du sablon, dans une cave à l’abri
des rats.
En 1615, on servit des pommes de terre sur la table de Louis XIII ;
nous sommes mal renseignés sur cette première introduction à la Cour des
tubercules péruviens. Cependant, la pomme de terre avait des ennemis ; la
croyance populaire lui attribuait toutes sortes de défauts. En 1630, le
Parlement de Besançon interdit son usage dans le territoire de Salons, attendu
que « c’est une substance pernicieuse et que son usage peut donner la
lèpre ». Cette légende de la pomme de terre propagatrice de la terrible
maladie dura fort longtemps.
Le botaniste Bauhin cependant, dix ans avant cet arrêt
stupide, avait longuement décrit notre tubercule en lui conservant son nom
péruvien et en lui ajoutant un adjectif rappelant sa provenance. En 1679, la
pomme de terre est répandue dans les Vosges ; il semble d’ailleurs que ce
fut par là qu’elle pénétra dans le royaume de France. Le voyageur anglais
Lister constate, en 1698, qu’on a « peine à trouver au marché des pommes
de terre, ces racines saines et nourrissantes qui sont d’une si grande
ressource pour le peuple d’Angleterre ». Cependant, un an plus tard, le
fameux Lémery, dans son Dictionnaire des drogues simples, mentionne la
pomme de terre comme étant employée fort couramment.
Ce fut le XVIIIe siècle qui lança la pomme de
terre. Toutes les classes s’intéressent au précieux tubercule et lui découvrent
subitement des qualités. Cette campagne était certes très nécessaire, car
Combes, dans son École du Potager, nous apprend que la pomme de terre
était, à Paris et dans la région parisienne, abandonnée au petit peuple. On la
connaissait alors sous le nom de truffe et on la vendait crue ou cuite, comme
actuellement les marrons, au coin des rues ou aux marchés. Au hasard, citons
quelques dates et quelques faits. En 1763, le ministre de la Marine fait
importer d’Angleterre des variétés nouvelles ; deux ans plus tard,
l’évêque de Castres ordonne aux curés de son diocèse d’en propager la culture.
À Rouen, Mustel publie un mémoire aujourd’hui célèbre en faveur de ce
« légume universel ». L’intendant d’Alsace en développe
l’exploitation dans le pays qui lui est confié. Turgot fait publier un mémoire
par l’Académie de médecine, prouvant que l’usage de la pomme de terre ne peut
amener de graves maladies. Dans les environs de Paris, on se met alors à
cultiver de plus en plus ce légume, précieux aliment des pauvres. Les archives
judiciaires du département de Seine-et-Oise conservent encore une plainte
portée contre deux femmes coupables d’avoir dérobé des « truffes » ou
pommes de terre dans un champ.
Ce fut alors que Parmentier entra en scène. Il était né à
Montdidier, le 12 août 1737 ; il fut d’abord apprenti chez un
apothicaire de la ville, puis prit part à la campagne de Hanovre, en 1757,
comme pharmacien ; il fut fait prisonnier et étudia quelque temps en
Allemagne. Rentré en France, il fut nommé apothicaire aux Invalides et gagna
par la suite ses galons dans le service de santé. C’est alors qu’il entreprit
de faire revenir le peuple sur le préjugé qui le poussait à rejeter la pomme de
terre, comme pouvant être nuisible à la santé. Il en fit planter dans le jardin
des Invalides, il publia sur ces précieux tubercules toute une « littérature »
et, surtout, il sut intéresser le roi, le débonnaire Louis XVI, à ses
projets. Celui-ci, à la demande du modeste pharmacien, portait, un jour de
fête, une fleur de pomme de terre à sa boutonnière ; il fit servir un
jour, à sa table, un dîner uniquement composé de pommes de terre, mises à vingt
sauces différentes. Notre pharmacien est alors dans toute sa gloire ; le
roi le félicite ; Voltaire lui écrit pour l’encourager ; mais, au
milieu de tout cet encens, Parmentier n’oublie pas qu’il n’est point
l’inventeur de la pomme de terre ; il avoue, dans un de ses mémoires, que
ce légume était déjà connu plus d’un siècle avant lui. Il n’empêche que, dès
lors, son nom était lié à celui du tubercule américain. Cela faillit d’ailleurs
lui jouer un mauvais tour pendant la Révolution. Il fut un jour proposé pour je
ne sais quelle fonction municipale ; un des votants s’y opposa avec la
plus grande énergie en disant : « Il ne nous fera manger que des
pommes de terre. » Napoléon sut récompenser l’homme qui, pendant quarante
ans, avait combattu, la plume à la main, pour faire aimer à ses concitoyens un
légume maintenant universellement adopté. Parmentier fut fait baron et
chevalier de la Légion d’honneur.
Le bon pharmacien, l’auteur de tant d’ouvrages d’hygiène
alimentaire encore fort intéressants à lire aujourd’hui, mourut à Paris, rue
des Amandiers-Popincourt, — de nos jours rue du Chemin-Vert, — le 17 décembre
1813.
Pendant la Révolution, le gouvernement, avec l’aide de
Parmentier, essaya à maintes reprises de favoriser la culture de la pomme de
terre et d’en vulgariser l’utilisation par les ménagères. On planta des pommes
de terre un peu partout ; on créa même des centres importants de culture ;
on publia des brochures. En l’an III, une certaine Mme Merigot
imprima une Cuisinière républicaine qui contient de nombreuses recettes
de pommes de terre ; en voici une, fort simple, celle des pommes de terre
à la Nanette : « Faites un roux de belle couleur, nous dit notre
auteur, avec du beurre et de la farine, mouillez avec du bouillon gras ou du
bouillon de racines, mettez-y à cuire les pommes de terre que vous pelez sans
les faire cuire ; il faut les couper par morceaux un peu minces ;
mettez-y du sel, du poivre, un bouquet de persil et de ciboule. Lorsqu’elles
seront cuites, vous pouvez les servir telles qu’elles sont ou mettre dessus
telle viande rôtie que vous voudrez. » Ce volume mériterait, à notre avis,
une réimpression corrigée par un de nos maîtres de la cuisine ; ce petit
volume fournirait aux ménagères modernes bien des idées intéressantes et leur
permettrait de varier leur menu, tout en ménageant leur porte-monnaie.
Les armées de la Révolution et de l’Empire mirent à
l’honneur la bonne pomme de terre. Ce précieux légume fut un auxiliaire des
généraux de 93 et de Napoléon. Les cahiers de souvenirs des volontaires et des
grognards fourmillant de notes sur le tubercule jadis dédaigné. Deux soldats de
l’armée de Sambre-et-Meuse, Maurin et Rouvières, qui faisaient campagne en
compagnie d’une femme, écrivent qu’à Charleville ils font de « petits
galats » (sic) de pommes de terre.
Si nous en croyons le savant historien du soldat impérial
Jean Morvan, les grognards de la Grande Armée en garnison en France devaient,
chacun à leur tour, faire la cuisine, tremper la soupe et la servir ; le
soir, le repas — maigre repas — consistait en un plat de pommes de
terre écrasées, bien assaisonnées de lard fondu. Lors de la fameuse bataille
d’Ulm, les soldats et même les officiers ne vivaient que de pommes de terre, de
fruits et d’eau ! La pomme de terre était devenue le légume ordinaire de
l’armée. « Dans une saison où il n’y aurait point de pommes de terre dans
les champs, ou si l’armée éprouvait quelques malheurs, écrit Napoléon dans sa
célèbre correspondance, le défaut de magasins nous conduirait aux plus grands
malheurs. »
Pendant l’hiver de 1806, écrit Morvan, les pommes de terre
sauvèrent l’armée française ; on voit que notre légume national possède de
vraies lettres de noblesse, puisqu’il a été cité à l’ordre de l’armée !
Les hygiénistes militaires, et entre autres Parmentier, qui s’est si souvent
lourdement trompé (il n’avait pas prévu le rôle si important des vitamines),
préconisèrent l’usage des pommes de terre dans la cuisine militaire. Revolat,
médecin de Montpellier, qui rédigea en 1803 un traité de médecine militaire,
écrit que les fèves, les haricots, le riz, les pommes de terre, etc., suppléent
à l’absence de viande, qui fort souvent manquait à l’ordinaire de ces braves.
Au début du XIXe siècle, la pomme de terre était
devenue fort populaire ; les « gens communs », pour employer une
ancienne expression, s’en régalaient. Pigal, dans une amusante gravure, nous
montre un homme et deux femmes, vêtus de guenilles, dansant joyeusement ;
le titre de cette litho en couleur est : Vive la joie et ses pommes de
terre ! ou Misère et gaîté.
Le XIXe siècle inventa les pommes de terre frites
et maintes autres recettes ; un cuisinier trouva, par hasard, le jour de
l’inauguration de la ligne de chemin de fer Paris-Saint-Germain-en-Laye, le
secret des pommes soufflées. À la fin du siècle, on comptait environ trois
cents recettes de pommes de terre.
Aujourd’hui, en ce temps de restrictions, la pomme de terre
est une grande ressource — lorsque, grâce, à ses tickets le consommateur
peut en toucher, — la filleule du bon Parmentier mérite encore bien de la
Patrie !
Roger VAULTIER.
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