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Un peu de gaîté

La facture.

M. Poche était dans son cabinet de travail, plongé dans la lecture du 32e tome de l’ouvrage bien connu et si souvent consulté par le corps médical : L’encéphalite léthargique des pucerons et son traitement, par le docteur Faux pas-Abimelli, lorsque la cuisinière Adèle frappa à la porte et entra.

Son visage, à l’accoutumé hilare, semblait recouvert d’un voile de morosité.

— Que se passe-t-il donc, ma bonne Adèle ? fit Poche avec douceur.

— Il y a, monsieur, que le gaz est encore déglingué. Y a une fuite. Ça sent, et j’ai peur d’une esplosion.

— Allez incontinent quérir le plombier et me laissez en paix avec ces vulgaires questions domestiques, je vous prie.

Adèle suivit ce conseil frappé du plus pur bon sens. Elle alla fermer le compteur et se rendit sans désemparer chez le plombier de la rue Henri-Morin, à qui elle expliqua l’affaire. Puis elle revint à la maison, après avoir fait des emplettes.

Une heure après son retour, un ouvrier en cotte bleue, portant en bandoulière une lourde boite cylindrique en zinc, se présenta pour effectuer la réparation.

Tout se passa le mieux du monde. On entendit de discrets coups de marteau, le ronflement inquiétant de la lampe à souder, des allées et venues, des battements de portes, et Adèle, quelques instants avant le déjeuner, vint annoncer à son maître que le malheur était réparé et que le gaz fonctionnait parfaitement.

La vie, chez les Poche, reprit son trantran habituel. Leibnitz et le bon docteur Pangloss n’eussent pas trouvé de meilleur parangon à l’appui de leur maxime préférée. Le maître de la maison, son épouse, le chien Patapon, le chat Alexandre et la cuisinière-femme de chambre Adèle coulèrent des jours heureux, inutiles, meublés de repos abondants, de digestions lentes et béates, jusqu’au jour où Poche reçut la note du plombier.

Vous avez certainement reçu plus ou moins souvent — le moins souvent possible, je souhaite — de ces « mémoires » d’entrepreneurs où la liste détaillée des travaux exécutés pour votre compte n’a pas manqué de permettre à la stupeur de se donner libre cours dans le fouillis de vos pensées et de vos atomes crochus.

On peut remarquer, sur ces relevés, des articles conçus à peu près en ces termes :

Le 25 novembre. Avoir démonté un robinet de cuivre 6 fr. 75
Avoir examiné la bague de caoutchouc 1 fr. 40
Remontage de robinet après avoir constaté que la bague était en bon état 5 fr. 32

Ou encore :

Être monté sur une chaise pour arracher une semence à la boiserie 0 fr. 83
Avoir constaté que ce n’était pas une semence enfoncée, mais une tache d’encre 0 fr. 40
Être redescendu de la chaise 0 fr. 80

ou tous autres détails ejusdem farinæ.

Tout en tenant compte de l’exagération destinée, ici, à voiler une rancœur que l’on pourrait qualifier hardiment de sourde à l’égard d’un pot, sous un masque funambulesque de fantaisie et de bonne humeur, il faut bien avouer que cette minutie dans la comptabilité-mouvements, cette méticulosité dans le décompte, ce raffinement d’ergoterie que l’on trouve chez quelques spécialistes du bâtiment sont bien faits pour déconcerter et mettre en rage.

Vous figurez-vous une note de votre boucher comportant ces détails :

Du lundi 24 juillet. Avoir décroché un quartier de veau 4 fr. 20
L’avoir posé sur l’étal 0 fr. 15
S’être servi du couperet 0 fr. 12
S’être servi de la scie 0 fr. 17
S’être servi de la feuille 1 fr. 15
Avoir replacé le quartier de veau au crochet 4 fr. 18

avant de vous prier de passer à la caisse pour régler le prix de votre achat ?

Non, n’est-ce pas ? ...

Mais à quoi bon se plaindre ? Les abus inévitables et basés sur les coutumes sont des lois de la nature, a dit un célèbre économiste. Avant d’attaquer un abus, il faut voir si l’on peut ruiner ses fondements. Or, pour des personnes aussi maladroites que mon ami Poche ou moi, par exemple, qui ne pouvons enfoncer un clou sans nous écraser un doigt, qui ne pouvons donner un trait de scie sans nous sectionner entièrement un bras ou une jambe, il est bien certain que les tapissiers, menuisiers, électriciens, plombiers ou autres artisans sont gens bien trop indispensables pour que nous puissions nous passer de leurs services.

Alors, on passe sur beaucoup de choses.

Donc, Poche reçut la note du plombier. Il l’ouvrit d’un doigt calme, en se disant qu’il était juste que cet homme fût rémunéré comme il convenait.

Il eut un haut-le-corps en parcourant le détail des multiples travaux exécutés à l’occasion de la remise en état du tuyau.

On y lisait entre autres :

Être allé chercher à l’atelier une échelle dont l’emploi est indispensable, vu la hauteur de la position du compteur 6 fr. 70

« C’est inimaginable, se dit Poche, consterné à la lecture du montant à régler. Si j’avais possédé chez moi une échelle, meuble éminemment utile, sinon agréable, je n’aurais pas eu à débourser six francs et quatorze sous ! »

Naturellement, il paya rubis sur l’ongle, sans faire la moindre observation. En somme, c’était de sa faute : il n’avait qu’à avoir chez lui une échelle. Mais il se promit bien de surveiller lui-même les travaux qui se feraient dorénavant dans sa maison. Il attendit la prochaine occasion.

Ce ne fut pas long.

Deux mois après cet incident, le tuyau de plomb se détraqua au même endroit, et il put se rendre compte personnellement que « ça sentait fortement le gaz à la cuisine », ainsi que vint lui annoncer Adèle, suivant la formule consacrée.

Aussitôt, il écrivit un mot au même plombier sur l’état du tuyau, sur la réparation qui avait été effectuée quelque temps avant, insistant surtout sur l’indispensabilité incontestable d’apporter une échelle, vu que cet instrument ne figurait pas parmi ses meubles.

« Comme cela, pensait-il, je n’aurai pas à payer cent trente-quatre sous de supplément superfétatoire. »

Le plombier arriva. Il portait uns échelle sur l’épaule.

Poche resta à la cuisine, bien décidé à assister jusqu’au bout à l’opération.

L’homme à la combinaison bleue inspecta le tuyau avec compétence, le démonta, prit des mesures, coupa une tranche de plomb, l’apprêta, la polit, la lissa et se prépara à faire la soudure.

C’est alors qu’il se gratta furieusement l’occiput, pendant que son visage reflétait une angoisse intense.

— J’ai oublié la lampe à souder à l’atelier, fit-il piteusement. Espérez-moi un bout de temps. J’en ai pour cinq minutes.

Poche avait décidé d’être énergique, il le fut.

— Attendez, cria-t-il, en arrêtant l’ouvrier du geste et de la voix. Vous avez oublié, dites-vous, votre lampe à souder ? Eh bien ! restez ici, mon ami, je vais aller vous la chercher moi-même.

Qui fut un peu étonné ? Ce fut le plombier. Mais cet homme était un simple et un sage. Il ne se perdit pas inutilement en vaines paroles. Il sourit et répondit simplement :

— Vous êtes bien aimable, monsieur, j’vas vous attendre pour lors !

Poche ouvrit la porte de la salle à manger, où son épouse prenait à ce moment son thé de 4 heures et invita le plombier à entrer.

— Tenez, lui dit-il, en m’attendant, faites-moi le plaisir de prendre une tasse de thé avec Madame, je reviens tout de suite.

Il fila rue Henri-Morin, demanda au patron de l’atelier la lampe à souder et la ramena triomphalement à la maison.

Il trouva l’ouvrier assis à table, très à l’aise, et finissant une tasse de thé au lait en grignotant une biscotte beurrée.

La réparation du tuyau s’acheva normalement, pendant que Poche se frottait les mains en pensant au bon tour qu’il venait de jouer à l’entrepreneur de plomberie, tuyauterie, zingage, etc. ...

Mais ...

Mais ... il faillit devenir anthropophage lorsque, trois jours après, il reçut la facture du plombier. Sa face se couvrit d’un éclat écarlate. Voici ce qu’il y lut :

Réparation d’un tuyau de plomb au gaz 47 fr. 75
Fourniture d’une bague de 2 centimètres 10 fr. 20
Avoir pris le thé pendant dix minutes avec la femme du client 6 fr. 75

Poche a payé, mais il a acheté une échelle et une lampe à souder, et dorénavant, arrivera ce qu’il pourra, il fera ses réparations lui-même.

Ch. BLEUNARD.

Le Chasseur Français N°604 Décembre 1941 Page 636