Les difficultés dans l’accompagner sont parfois plus grandes
que dans le change.
Votre chevreuil de chasse va se joindre à une harde de deux,
trois ou cinq chevreuils. Deux cas peuvent se présenter : ou il se
relaisse près d’eux et ne bouge que si l’un des chiens lui souffle au
poil ; ou bien il accompagne la harde. Le plus souvent, il va ainsi, mêlé
à ses congénères 400 ou 500 mètres, puis, d’un bond immense, se jette de
côté et laisse passer la meute, et, là encore, se relaisse ou bien s’enfuit sur
ses arrières en enchevêtrant ses voies par doubles sur doubles, se relaissant
encore, bien que, d’ordinaire, il en profite pour se forlonger et gagner au
pied, lorsqu’il entend la meute s’éloigner.
Vous voyez dans quelle situation compliquée se trouve le
veneur qui ne possède pas encore de vrais chiens de change ... Pourtant,
il y a un indice qui ne trompe guère, quand la configuration du terrain et la
physionomie des bois permet de le voir ; ce n’est pas, hélas !
toujours le cas.
Mais prenons un exemple : nous chassons un brocard
(mettons depuis deux heures et demie), il se jette dans une harde de deux ou
trois animaux, mais dans leur reposée et sur un retour de l’animal de chasse,
qui s’est relaissé dans la harde. La meute tombe en défaut, en requêtant les
chevreuils partent au nez des chiens, et tout fait suite à vue sur l’un d’eux.
Voilà le moment de bien observer ; si celui qui s’est
donné à la meute n’est pas votre animal de chasse, il s’enfuit en zigzaguant,
se faisant battre plus ou moins. L’animal échauffé, au contraire, fuit
en ligne droite, il sait qu’il ne s’agit plus de s’amuser, ni de bricoler
en brodant ses voies.
Mais nos chiens ont suivi un change ; pendant ce temps,
notre brocard fuit sur ses arrières et presque toujours — pour ne pas dire
toujours — enfilant directement vers les cantons où il s’est fait chasser.
Il n’y a pas à hésiter. Arrêtez immédiatement, faites une cerne en arrière,
neuf fois sur dix vos chiens tomberont sur la bonne voie, et vous le montreront
bien vite par l’ardeur avec laquelle ils perceront sur cette voie droite et
sans zigzag.
Par conséquent, à un relancer sur plusieurs animaux, ou même
un seul, au ressui et partant au nez de la meute, attendez quelques instants,
observez bien votre animal. S’il se fait battre ou ne fuit pas directement,
n’hésitez pas, arrêtez, c’est un change, et immédiatement portez votre meute en
arrière.
Mon oncle G. Hublot du Rivault, ancien collaborateur de
ce journal et qui signait « Un vieux veneur poitevin », avait une
grande expérience et connaissait parfaitement la chasse du chevreuil ;
doué d’un esprit d’observation étonnant et d’une grande mémoire, il nous
raconta bien des fois le fait suivant :
Il chassait un brocard qui avait battu au change quatre ou
cinq fois et fort inutilement, bien maintenu par une quinzaine de ces
excellents chiens de Billy, dont il était le créateur. Mais, après deux heures
trois quarts de chasse, il vint s’échouer dans une harde de sept chevreuils,
bondissant de tous côtés. La meute avait mis bas aussitôt, sauf trois jeunes
chiens de l’année qu’on arrêtait sur une chevrette, à 500 ou 600 mètres de
là.
On n’avait plus qu’à laisser faire.
Après un quart d’heure de requêtes, avec la meute fort sage,
du reste, mon oncle prit le parti d’entraîner ses chiens hors de l’enceinte où
s’était produit le change, sans s’occuper d’un convaincu qui travaillait seul
au milieu de toutes ces voies.
Une demi-heure, trois quarts d’heure passent. Enfin, assez
loin en arrière, le vieux veneur entend, non sans émotion, la gorge longue et
sonore de son chien ; une fois, deux fois, puis, tout à coup, son brillant
récri du relancer.
En quelques instants tout a rallié à cette voix qui menait
toujours à la victoire, et vingt minutes après le brocard était pris.
Vous voyez qu’il ne suffit pas d’avoir de bons chiens, il
faut les comprendre, il faut leur donner confiance car, si un chevreuil est
incapable de raisonner comme un homme, il arrive qu’un veneur soit incapable de
raisonner comme un chevreuil.
Dans la chasse du sanglier, nous avons vu combien la fin
était émotionnante ; l’approche de la prise du chevreuil n’est ni si
marquée, ni si spectaculaire, au point que la fanfare de l’hallali courant
ne s’y sonne pour ainsi dire jamais ; un chevreuil n’est hallali et pris
que coiffé par les chiens.
Généralement, c’est un grand défaut qui précède la prise,
mais il est des jours de bonne terre où la meute se rit des difficultés et où
un chevreuil est pris de volée dans un laisser-courre étourdissant. Ceci pour
bien préciser qu’on voit des fins de chasse diverses. Faut-il les
énumérer ? Si nous consultons nos souvenirs — et notre livre de
chasse — nous en voyons bien des formes, et cela fait battre notre cœur de
veneur.
Mais, avant de les revivre, voyons s’il existe ce que l’on
pourrait appeler les signes précurseurs de la prise. Au fond, il y en a
peu, et seule la connaissance du pied pourrait donner quelques indications au
veneur assez savant pour y reconnaître quelque chose ; mais, croyez-moi,
ceux-là sont bien rares.
Autant d’animal, autant de fin de chasse ; tel vous
semblera fini et que vous manquerez, tel autre qui paraît frais sera gobé par
les chiens quelques instants plus tard.
Les signes extérieurs sont des plus trompeurs. Nous en eûmes
la preuve lors de la prise de notre premier chevreuil, c’est-à-dire celle dont
toutes les péripéties restent gravées dans notre mémoire.
Un vent des plus violent et une fausse chasse emmenée par
quelques jeunes chiens avaient fait perdre à toute l’assistance, et nous
courrions avec une vingtaine de chiens, depuis plus de trois heures, seul, dans
une grande forêt, qui nous semblait plus grande encore. Enfin, après un
relancer, nous rencontrons deux gardes sur une allée, qui venaient de voir
sauter notre animal devant la meute : « Paraît-il avoir de la
chasse ? » demandions-nous. La réponse, si dubitative dans sa forme
respectueuse, équivalait à une négation. Les hommes étaient sérieux, assez
connaisseurs, et suivaient depuis de longues années les chasses. Pourtant, dix
minutes après, notre chèvre était étranglée par les chiens.
Un chevreuil est gobé dans un relancer, un autre, pincé dans
un roncier, comme un lièvre au gîte ; celui-ci tombe mort devant les
chiens en débucher ; on en prend dans les étangs ; juché sur des tas
de fagots, tapi dans un fossé, caché dans une écurie, réfugié dans un village
ou dans une gare (comme celle de Blois, où l’équipage Reille-Lauristin en prit
un avant la guerre), ou, bien mieux encore, à Paris, place de la
Concorde ; il est vrai que c’était en l’année 1788, et ce chevreuil, lancé
en Villers-Cotterêts, fut pris sur la place, dite alors Louis-XV, par le duc
d’Orléans. La curée au flambeau fut donnée à la reine Marie-Antoinette, à
l’endroit où, autrefois, Louis XIII avait installé ses chenils au milieu
d’une lande déserte. Quel chevreuil, aujourd’hui, pourrait-on y
chasser ? ...
Un chevreuil sur ses fins, et qui se relaisse, devient aussi
immobile qu’un lièvre en forme ; plus on tourne autour de lui et plus il
s’incruste dans le sol, devenant comme une pierre, formant un bloc et,
probablement, en proie à une telle terreur qu’un arrêt des fonctions vitales
supprime en lui toutes émanations. Ce que je viens d’énoncer, fort peu
scientifiquement, est pourtant certain : le chevreuil, à ce moment, n’a
plus aucune odeur.
Nous chassions depuis deux heures un grand brocard, qui prit
la plaine. Relancé dans un boqueteau, il reçut, dans un nouveau déboucher, une
de ces poussées qui tue un animal, puis les chiens tombèrent à bout de voie sur
un petit chemin de terre ; il coupait la campagne, nue comme la main, car
nous étions en janvier, et menait à un gentil castel, dont la propriétaire
avait chassé bien des sangliers avec nous. Le revoir était bon, la voie
aussi ; nous étions une dizaine de cavaliers, peut-être le double de
suivants en automobile, et, après avoir laissé pendant un quart d’heure les
grands chiens blancs travailler à leur guise, nous commençâmes d’envelopper le
défaut. Pendant une demi-heure — et peut-être plus que moins — cet
imposant effectif, chiens compris, battit et rebattit les deux hectares de
terrain, jusqu’au moment où l’un de nous marcha, c’est le terme, sur
notre brocard, rasé sur un des bas-côtés du chemin, « dans une brouettée
d’herbes sèches » (selon l’expression d’un vieux Tourangeau coopérant aux
recherches) ; l’animal sortit du sol, tel un diable de sa boîte.
Nous avions passé peut-être cent fois à côté de lui. Il dura vingt minutes et
fut pris en rentrant en forêt.
En ces trois causeries, nous n’avons pu étudier comme il
aurait fallu la chasse si fine du plus attrayant des animaux de vénerie ;
c’est volontairement que nous nous sommes bornés car, si nous n’avions écouté
que notre cœur, l’année prochaine nous vous en parlerions encore.
Guy HUBLOT.
(1) Voir Chasseur Français de septembre 1941 et suivants.
|