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Veillées de chasseurs

Une traque aux lapins

Deux zéros accablants ayant rendu la liberté au soussigné le troisième jour du Grand Prix de Monaco, son hôte, Charles Guillaumont, résolut de distraire l’infortuné en lui offrant le rare divertissement d’un courre de lapin, dans le décor prestigieux du golfe Juan. Des lapins sauvages, hé !!! pas des lapins de choux. Un ami commun, Charles de C ..., mettait à notre disposition les vingt hectares de collines, parfumées au romarin, qui constituent le parc du Château-Robert, en bordure du golfe face à l’île Sainte-Marguerite, où l’on entend encore, par nuit pure, les gémissements métalliques du Masque de Fer.

Dès neuf heures du matin, les puissantes automobiles, encombrées de traqueurs, de chiens, d’armes et de munitions, déversaient à pied d’œuvre leur contenu impatient. Si la présidence d’honneur de l’expédition revenait de plein droit à Guillaumont, la direction effective de la manœuvre était assurée par un grand diable sec, au teint recuit, de poil blanc, mais souple et robuste encore comme un jouvenceau. Guillaumont me l’avait présenté avec orgueil :

— Faucher, le plus grand chasseur du pays.

Puis, l’œil étincelant, en confidence derrière le dos de la main :

— Un terrible braconnier ... Quand il y a un rouge-gorge dans le pays, c’est pour lui. Hé ! Il a tiré l’année dernière trois cent cinquante lapins ... Il en a manqué deux.

Après une pause, me toisant avec pitié :

— Tu en as comme ça là-haut dans les Ardennes ?

L’index pointé dans la direction du Nord désignait des régions lamentables, désertiques, hantées par des fantômes de chasseurs au système pileux inculte, armés de frondes et d’épieux.

Ardennais, mes cousins, qui me lisez, qu’y avait-il à répondre ? Notre infériorité dans la poursuite du rouge-gorge est notoire, et nul d’entre nous n’oserait rêver d’atteindre un jour à ce fabuleux pourcentage sur le lapin. Rongeant mon frein, je baissai tristement le front et, crispant le poing sur mon fusil, je m’enfonçais dans le maquis avec le cortège cynégétique, à pas prudents.

Faucher allait en tête, contenant avec peine les ardeurs de deux superbes courants, « Dévorant » et « Matamort », qui humaient, entre deux coups de gueule assourdis, les touffes encore brillantes de rosée où la taupe et le lézard avaient laissé de suaves émanations.

On ne devait découpler qu’avec certitude, après découverte des crottes qui nous renseigneraient sur la proximité du gibier. Nous prîmes bien, dès l’abord, connaissance d’une bauge de lapin, mais, après expertise et délibération à voix basse, elle fut décrétée vieille de plusieurs jours.

Je suivais Faucher, le fusil chargé, prêt à toute éventualité. Derrière, venait Guillaumont, en amateur et en pantalon de flanelle blanche, Charles de C ..., puis quelques curieux, Casimir, Bourgeix et le Tonton, ce dernier, rapport à ses douleurs, chaussé d’une espadrille à droite et d’une pantoufle de molleton à gauche. Le Tonton prodiguait ses conseils sur la manière d’attaquer. Sa compétence de technicien n’était même pas discutée, car il avait, la veille encore, gagné un superbe col vert à la poule au gibier qui réunit tous les jeudis l’élite des chasseurs régionaux chez Tonin, au bureau de tabac de Juan-les-Pins.

Le chauffeur Titin s’avançait ensuite, nanti d’une pesante réserve à munitions et d’une carabine pour laquelle l’armurier de Cannes avait confectionné la veille six douzaines de cartouches extra-longues. Un homme de peine, chargé du bar portatif et de quelques provisions de bouche, fermait le défilé, auquel il ne manquait vraiment que l’opérateur des Actualités Gaumont.

Nous franchîmes sans encombre un torrent de 90 centimètres de largeur et, par une pente abrupte comme un défilé des Cordillères, nous nous hissâmes sur un petit plateau qui nous réservait de poignantes émotions. On y pouvait relever en effet des dégâts de lapins (car les dégâts de lapins sont de toutes les latitudes). Une plantation de mimosas, toute récente, témoignait, par de fraîches blessures, que le rongeur n’était pas loin.

Un jardinier, accouru des environs à la vue du corps expéditionnaire, confirma d’ailleurs l’existence, dans le fourré voisin, de plusieurs couples des animaux dévastateurs. Après quelques minutes de recueillement et d’analyse des crottes prospectées ça et là, il fut décidé que nous prendrions les postes et que Faucher découplerait la meute dans les deux pentes dominant le torrent. Obligatoirement, le lapin acculé devait passer au carrefour des deux sentiers sylvestres. On m’y posta de force, avec Titin en renfort, la carabine brandie.

Faucher s’éloigna sur la pointe des pieds, ses chiens tirant sur le trait. Le cœur battant, nous attendions, prêtant l’oreille, les premiers cris. Je me sentais aussi ému qu’à une battue au gros gibier dans la forêt de Saint-Hubert. Ému, et un tantinet incrédule. À 300 mètres du P.-L.-M. où passaient les trains bleus, de la piste asphaltée où glissaient les Voisin et les Hispano, n’étions-nous pas en train de chasser un mythe forgé par la généreuse imagination de mes « collègues », très capables au surplus d’avoir fait venir à grands frais de Sologne un bocal de crottes, afin de galéger l’homme du Nord ?

Mais il n’y avait pas à se méprendre. Dessous, dans le ravin, à grands abois sonores, Dévorant menait. Matamort, peu après, encore qu’il « chassât à la muette », — je tenais le détail de Faucher, — appuyait d’un acquiescement la conviction de son camarade. La chasse se cantonna dans les fonds, puis, après quelques bafouillements, pauvres ruses du lapin éperdu, sembla se diriger vers nous. Les yeux de Titin flamboyèrent.

— Bou Diou ! il arrive ...

À tout hasard, je surveillais une petite clairière dans le fouillis des arbustes parfumés. Une ombre grise prestement la franchit. Je l’arrêtais d’un coup « lancé à la volée », ainsi que l’attesta le témoin, lors du récit subséquent. Le lapin trépassait, raidissant ses pattes, le ventre blanc en l’air, étendu sur la mousse.

— Té, je l’achève ! gronda Titin, en accablant le cadavre d’une décharge de sa carabine.

Aux détonations, acteurs et spectateurs avaient rallié le poste, radieux du résultat. Il fallut soustraire la proie aux tentatives affamées de la meute, très disposée à faire la curée chaude.

Nous avions du poil. Quelqu’un remarqua qu’il faudrait y joindre de la plume pour que le tableau fût complet. On avait entendu deux merles dans la battue voisine, à flanc de coteau. Mais les oiseaux, malins, rebroussèrent vers les traqueurs.

Infatigable, Faucher se remit à quêter à la billebaude, et j’éprouvais la confusion de manquer des deux coups le lapin qui me sautait aux culottes. Cinq minutes plus tard, après un relancé savant, le chef d’équipage le culbutait au saut du sentier.

Il convenait de célébrer ce tableau splendide. D’ailleurs tout le monde commençait à se sentir fatigué après pareille dépense de forces, et les mouchoirs épongeaient avec insistance les fronts trempés.

Installés sur une terre, à l’ombre des pins, sous un ciel radieux, devant l’incomparable panorama du cap d’Antibes et du Golfe où somnolait l’escadre, nous mîmes en batterie le bar portatif. Guillaumont, verveux et narquois, le shaker à la main, en une attitude aisée et familière, saupoudrait d’atticismes et de paradoxes des cocktails glacés par ailleurs excellents. Durant une demi-heure, nous restâmes sous le charme pour une part de sa parole imagée, pour l’autre de sa virtuosité de barman. Il nous conta la défense d’Antibes, que Courteline eût aimée, et improvisa en un tournemain une merveille de fraîcheur et de sapidité : le Poor Rabbit’s fizz, dont nous dûmes jurer de ne pas divulguer la composition.

Hélas ! non, des chasses comme celle-là, nous n’en avons pas dans le Nord ...

Il fallait, après cet aimable relais, songer aux choses sérieuses, et notamment à la bouillabaisse qui nous attendait au logis. Nous refluâmes en désordre vers les automobiles. Il convenait de ne point se retarder. Toute la nuit, malgré la brise et la houle, Thibaut, le prud’homme des pêcheurs antibois, avec ses plus fidèles lieutenants avaient croisé sur les côtes afin d’offrir aux convives de leur président d’honneur Guillaumont une bouillabaisse digne à la fois de l’amphitryon et de ses invités. Et ils n’avaient voulu laisser à personne le soin de la préparer, dans les propres cuisines de Guillaumont.

— Tu entends, me disait celui-ci, rêveur, en rentrant à tombeau ouvert, attiré, eût-on dit, par le fumet du gigantesque chaudron, tu entends, 22 kilos de poisson ils ont mis ... 22 ... C’est un monde » ! un « monde » ! cette bouillabaisse ! Tu n’auras jamais mangé sa pareille, eh ! fonndu !

C’était vrai. Je me targue d’avoir certaine expérience en matière de bouillabaisse, mais la bouillabaisse de Juan-les-Pins est à jamais gravée dans mon souvenir, à cent coudées au-dessus de toutes les autres. Ce n’était pas une bouillabaisse entre plusieurs, mais la bouillabaisse, la synthèse, toute la force généreuse, tous les effluves complexes et puissants de la Méditerranée, s’exhalant aux narines ravies.

Je n’aurais pas mentionné ce déjeuner, pourtant inoubliable, mais qui ne rentre pas absolument dans le cadre de la cynégétique, s’il n’avait pas été pour le « fonndu » l’occasion de prendre sur le Midi une revanche notable.

Mes deux voisins de table, Tonin et Gilbert, jeune pêcheur aux yeux de Sarrasin et au profil de médaille, avaient — je l’appris par la suite — formé le projet innocent de griser l’homme du Nord.

Je devins le point de mire d’une marée de toasts, santés et congratulations, auxquels il me fallait répondre des deux mains, sans trêve. Cependant, à cinq heures de relevée, Titin, aidé de Casimir et du jardinier, hissait non sans difficulté les deux conspirateurs inertes et inconscients dans une voiture, afin d’aller les livrer à leurs épouses éplorées, tandis que nous entamions sur le perron, avec Faucher, afin d’attendre l’heure de l’apéritif, un match en vingt-cinq clays, sur des soucoupes de bocks que l’on avait été quérir en hâte à la brasserie voisine.

— Je les avais prévenus, me rapporta Guillaumont le lendemain, en me coulant un regard torve. Je leur avais dit :

« Vous êtes faits comme des rats. Il est chez moi depuis quinze jours, alors je sais à quoi vous vous exposez ! ... »

Le lendemain, les journaux mondains de la Côte d’Azur publiaient le communiqué suivant, à la rubrique « Les Grandes Chasses » :

« Le Rallye Faucher, suivi d’une brillante assistance, a découplé hier sous les futaies d’acacias du golfe Juan. La bête de chasse, menée tambour battant, a été portée bas après une heure et demie de poursuite émouvante. Un lunch a ensuite réuni les invités à la villa des Cyclamens, chez M. Charles Guillaumont.

« Les honneurs du pied au Tonton. »

Jean LURKIN.

Le Chasseur Français N°605 Janvier 1942 Page 11