Il faudrait profiter de la nécessité où se trouvent tant de
gens de recourir à la bicyclette, faute d’autre moyen de transport, pour leur
donner le goût de ce mode de locomotion, pour les inciter à trouver du plaisir
et de la santé à pédaler par nos belles routes de France. Mais il y a bien à
faire pour obtenir ce beau résultat. Ces « cyclistes malgré eux »
n’attendent trop souvent que le moment où de meilleures circonstances leur
permettront de revenir à l’auto, à ses pompes et à ses œuvres. Ce sera avec
soulagement qu’ils abandonneront la bicyclette, qui n’aura été pour eux qu’un
pis aller.
C’est qu’ils n’ont jamais su tirer de cette bicyclette le
rendement qu’elle doit donner. Au delà de quelques kilomètres, elle n’est pour
eux qu’une occasion de fatigue et même de souffrance. De telle sorte qu’ils ont
réduit au minimum indispensable la longueur de leur parcours, bornant leurs
sorties cyclistes aux allées et venues dans leur ville et ses environs
immédiats.
Nous avons signalé à maintes reprises la cause de ces
déboires et abandons. Elle est tout entière dans l’ignorance où l’on est de la
technique cycliste, ou, si l’on veut, de l’art de monter à bicyclette. Dans
l’opinion de presque tous, cet art se réduit à la possibilité de se tenir en
équilibre sur deux roues, et l’on croit avoir « appris à monter à
bicyclette » quand, effectivement, on sait rouler et se diriger sans
tomber.
Mais il y a quelques principes concernant la position en
machine et la façon de pédaler qu’on ne peut méconnaître sans transformer la
bicyclette en un instrument de travaux forcés. Cependant, même quand on a
entendu parler de ces principes, on croit pouvoir passer outre, parce qu’ils ne
seraient nécessaires qu’aux as du cyclisme, aux champions de la pédale. Il y a
même une excuse : On n’est pas des coureurs, qu’on se donne pour
expliquer qu’on ne peut faire plus de vingt kilomètres sans être fatigué.
Il y a là un regrettable malentendu sur la façon dont les
coureurs obtiennent un rendement si considérable de leur bicyclette. Si cela
n’était dû qu’à leur vigoureuse constitution, il faudrait admettre qu’ils sont
quinze ou vingt fois plus forts que le commun des cyclistes, ce qui est
physiologiquement impossible. Et, d’ailleurs, nous voyons des hommes robustes
et même des athlètes en d’autres sports incapables d’atteindre le tiers de la
vitesse et le quart de la distance dont les coureurs cyclistes sont capables. À
supposer que l’entraînement spécial soit pour quelque chose dans le résultat,
il ne peut expliquer à lui seul l’énorme écart entre l’artiste ès pédales et le
cycliste « tout venant ».
C’est essentiellement le défaut de technique qui handicape
si lourdement tous ceux qui montent n’importe comment n’importe quelle
bicyclette. Et ceux-là sont légion, hommes, femmes et enfants, citadins et
campagnards. S’il y a dix millions de cyclistes en France, il y en a bien neuf
millions qui ne savent pas monter convenablement à bicyclette. Ils devraient
apprendre, car, s’ils le faisaient, sans égaler évidemment les prouesses des
coureurs, ils feraient sans peine la moitié de ce que font ces athlètes
spécialisés ; une allure moyenne de 20 kilomètres-heure sur une
centaine de kilomètres leur serait aussi aisée à soutenir qu’une marche à pied
de 20 kilomètres à 4 kilomètres-heure.
Répandre, enseigner la technique du cyclisme est donc d’un
grand intérêt. Jusqu’ici, la bicyclette, pour beaucoup de ses pratiquants, est
plutôt un outil de paresse qu’un engin de sport. On s’en sert non pour faire de
l’exercice, mais pour économiser sa peine sur les quelques kilomètres de
transport quotidien qu’on se trouve obligé de faire par ses propres moyens.
L’acquisition d’une bonne technique amènerait tout
possesseur d’une bicyclette à s’en servir pour de saines et agréables
excursions ; la vigueur et la santé s’entretiendraient aisément par cet
excellent exercice au grand air, dès qu’il serait ainsi pratiqué, c’est-à-dire
à dose suffisante.
La doctrine de l’éducation physique nationale fait, à juste
titre, une place importante aux « initiations sportives ». Après que
les exercices naturels auront assuré leur formation de base, les enfants et les
jeunes gens doivent être instruits des diverses techniques sportives, course à
pied, saut, natation, lutte, boxe, escrime, ski, aviron, lancements du poids et
du javelot. C’est fort bien ; mais, dans cette énumération, le cyclisme
est à peu près oublié ; du moins, il n’est rappelé et recommandé que d’un
mot, « Cyclotourisme », façon d’utiliser la bicyclette qui n’est
agréable et utile que si l’on est initié auparavant à une bonne technique.
Il semble que le cyclisme mérite une place plus importante
parmi les « activités » de l’éducation physique. Le climat de la
France, son réseau routier si touffu, la diversité de ses paysages,
l’engouement dont se prend presque tout enfant pour la bicyclette en font chez
nous le sport le plus facile à répandre. On en donnerait aisément le goût et
l’habitude à toute la population.
Ceux qui connaissent mal ce sport lui font des objections
dont la plupart n’ont aucune valeur et dont les autres tiennent précisément à
ce que l’initiation technique au cyclisme ne se fait pas comme celle de la
plupart des autres sports. C’est par intuition personnelle ou pour s’être
trouvés dans des milieux favorables que quelques jeunes gens découvrent cette
technique et la perfectionnent en la pratiquant.
Si l’initiation à la technique cycliste entrait dans le
programme de l’éducation physique, elle serait facile à réaliser. D’abord parce
qu’elle n’est pas compliquée, beaucoup moins que celle des sauts, des
lancements, du ski, des sports de combat ; ensuite, parce que beaucoup
d’enfants et jeunes gens se rendent déjà à l’école ou au collège à
bicyclette ; enfin, parce que ce serait un enseignement auquel
s’intéresseraient vivement tous les jeunes possesseurs de bicyclettes, en même
temps que ceux qui en désirent une ; en somme, toute la jeunesse. Ces bons
cyclistes répandraient la bonne doctrine autour d’eux et bien des adultes se
décideraient à pédaler plus élégamment qu’ils ne font.
Cette initiation comporterait essentiellement la mise en
bonne position et l’acquisition d’un coup de pédale correct ; mais bien
d’autres leçons seraient à donner : sur la façon de s’entraîner, de
ménager ses forces, de conduire une excursion plus ou moins longue, de se
guider sur une carte routière, d’observer le code de la route. Il ne faudrait
pas craindre d’entraîner aux acrobaties élémentaires que les enfants
réussissent aisément à bicyclette ; car l’adresse ainsi acquise leur
assurerait une grande maîtrise dans la direction de leur machine ;
l’aisance qui en résulte est une des conditions du confort à vélo, bien plus
que ne le peuvent être des suspensions compliquées ou des selles élastiques.
C’est pour être inquiets et crispés sur leurs bicyclettes que tant de cyclistes
maladroits s’épuisent en de courtes promenades qui ne devraient être que
délassement.
Enfin, il serait fort utile d’enseigner le montage et le
démontage des pièces principales, et même de faire effectuer les menues
réparations, tant celles de la machine que des pneus. La crainte de la panne en
pleine route empêche plus de cyclistes qu’on ne croit de s’aventurer un peu
loin sur les routes. La certitude de pouvoir se tirer seul des petites avaries
courantes convertirait au cyclotourisme bien des hésitants.
D’ailleurs, l’apprentissage à la mécanique du cycle est en
soi une excellente chose ; c’est une mécanique assez facile, mais
précise ; et, comme on recommande d’astreindre les écoliers à certains
travaux manuels qui les délassent de l’instruction abstraite, voilà une
excellente occasion d’intéresser les enfants à un travail de cette nature.
En résumé, un instrument d’exercice aussi répandu que la
bicyclette, mais généralement mal utilisé, mérite qu’on s’en occupe en
éducation physique : les conséquences d’une bonne initiation technique
assurée à toute la jeunesse seraient probablement considérables. Il ne faut pas
oublier que c’est par la bicyclette que la France est venue au sport.
Docteur RUFFIER.
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