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Les illettrés physiques

Les illettrés physiques, ce sont les êtres qui ne savent ni entretenir leur corps en bon état, ni s’en servir dans les manifestations utiles de la vie courante, ni l’utiliser pour les satisfactions qu’il peut leur donner dans le domaine esthétique ou sportif. Ce sont ceux qui pensent encore que la « carcasse » est indigne des soins qu’ils apportent à leur culture intellectuelle, et qui ne comprennent pas qu’un terrain sain et une bonne hygiène physique sont nécessaires à faire pousser la graine du petit de l’homme et à faire fleurir les germes en puissance dans l’esprit, dans l’harmonie et dans l’équilibre nécessaires à cet ensemble à la fois complexe et fragile qui constitue l’« homme ».

Dans cet ensemble, toute altération mentale a ses conséquences sur le développement et la bonne utilisation du système moteur, de même que toute insuffisance de ce système moteur constitue un « poids mort » qui gêne l’épanouissement du cerveau le mieux doué et qui rompt le charme et la paix physique nécessaires à l’indépendance de l’esprit.

Ce sont ceux qui ignorent, ou feignent d’ignorer, que le fait de se tenir mal, d’être alourdi de graisse, de ne savoir ni respirer, ni courir, ni marcher, sont des infirmités aussi préjudiciables à sa joie de vivre que de ne pas savoir lire ou compter, ou de n’avoir aucun sens musical ou artistique.

Ce sont ceux qui croient, ou feignent de croire, qu’un intellectuel n’est pas plus complet s’il sait se servir de ses quatre membres ou de ses dix doigts, ou qu’un athlète ne retire pas plus de plaisir ou de profit de ses qualités physiques s’il sait les diriger et les améliorer en les mettant au service de l’intelligence ou de l’art.

Or les statistiques établies au cours des années qui ont précédé l’ouragan de 1939 montrent que, tant en Angleterre (L. B. Jack) qu’en Allemagne (Mlle Riese) et en France (Statistiques des derniers conseils de révision), la proportion des insuffisants physiques, à la fin de l’adolescence, c’est-à-dire au moment où il ne faut plus espérer de sérieuses améliorations, était supérieure à 20 p. 100.

Ces mêmes statistiques montrent que cette proportion, est plus élevée dans les grandes villes surpeuplées (taudis manque d’air et d’espace), dans les milieux scolaires surpeuplés, dans les régions où la médecine sociale et l’éducation physique et sportive n’ont pas encore été rationnellement organisées.

C’est ainsi que, dans le département industriel du Nord, on notait encore en 1934, sur 747 classes, 598 comprenant plus de 50 élèves, et, dans certains quartiers de Paris, de Londres ou d’autres grandes villes, plus de 50 p. 100 d’appartements de moins de quatre pièces, sans cour ni jardin, pour des familles de plus de cinq personnes. C’est ainsi qu’en Allemagne et en Angleterre, au lieu de construire quelques palais scolaires tout en conservant de nombreuses vieilles écoles insalubres, on n’a pas craint de construire en grand nombre des écoles en bois, afin de fournir aux enfants de l’air et de l’espace, des jardins, des stades et des piscines.

En même temps, dans ces mêmes pays, on a diminué les heures de classe pour donner à l’éducation sportive l’importance à laquelle elle a droit dans la répartition des horaires.

Un illettré physique ne peut jouir de rien, ni surtout de ses loisirs, car il lui manque les qualités essentielles qui donnent aux loisirs leur sens et leur utilité : la joie de vivre et la maîtrise de soi.

Le loisir, dit Aristote, est cette partie de notre vie où nous sommes relativement nos maîtres. Or, pour être nos maîtres, il faut que nous possédions les moyens de prendre conscience de notre force, de nos aptitudes et de les gouverner en mettant à la disposition d’une technique un minimum de moyens physiques pour la réaliser. Un corps illettré est un tyran pour l’esprit au lieu d’être à son service. Or le mauvais état ou le mauvais entretien de l’organisme implique de mauvaises conditions pour l’évolution de l’intelligence et son caractère.

C’est parce que bon nombre d’entre nous, sportifs et pédagogues à la fois, estimons que l’insuffisance physique et la perte du goût de l’effort et de la lutte furent parmi les causes les plus certaines de la mauvaise préparation de notre jeunesse actuelle et de notre récente défaite que l’on s’est — un peu tard — décidé à reprendre par la base l’éducation sportive de la race, en la rendant obligatoire à tous les stades de la vie scolaire et universitaire. C’est dans les clubs scolaires et universitaires que s’était développée, de 1895 à 1914, l’idée sportive. C’est dans ce même milieu, propre à l’enthousiasme si l’on sait le prendre en joignant l’agréable à l’utile, qu’il faut préparer le redressement nécessaire. Il a fallu la catastrophe pour qu’on ose enfin réaliser ce que nous avons demandé si souvent en vain : incorporer l’éducation sportive dans l’éducation générale, la sanctionner dans les examens au même titre que les aptitudes intellectuelles.

Ainsi donc, une épreuve d’éducation physique et sportive est, désormais, intimement liée à notre vieux baccalauréat en attendant qu’elle s’applique également à d’autres examens ou concours. Les premières épreuves du « bachot sportif » ont eu lieu dès cette année, et nous nous en réjouissons.

Cette heureuse décision comporte, néanmoins, une mise au point délicate, car il ne faut pas non plus que la qualité athlétique devienne une excuse, par un coefficient trop élevé, à la médiocrité scolaire, ou à la paresse intellectuelle. C’est par l’expérience du temps que le coefficient idoine se stabilisera.

En attendant, il me semble juste qu’il soit provisoirement établi de telle sorte que, pour une épreuve générale de base comme le baccalauréat, qui est un examen et non un concours, il soit susceptible de reculer un candidat dans l’échelle des mentions, mais qu’il ne puisse le faire échouer s’il remplit, par ailleurs, toutes les conditions de discipline intellectuelle. Car ce qui est surtout intéressant, en matière d’enseignement secondaire, c’est que, d’une part, la sanction ainsi créée amènera les parents — et certains médecins — à être moins larges dans leur désir de faire dispenser, souvent sans motif sérieux, leurs enfants de cours de gymnastique. C’est que, d’autre part, lorsque l’éducation physique est sanctionnée par des points supplémentaires à l’examen, les élèves s’y appliquent tellement mieux que leur condition physique et leur état général de santé en sont transformés. Et cela d’autant plus que l’enseignement secondaire porte sur six ou sept années scolaires de la période où l’enfant est le plus éducable et pendant laquelle il a le plus besoin d’exercice.

Par contre, il me semble que, pour certains concours de grandes écoles, ce coefficient devrait être plus élevé, de même que pour l’admission dans certaines administrations. Car si pour un futur notaire ou fonctionnaire sédentaire on peut tolérer une certaine insuffisance physique (ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu’elle soit désirable), j’estime qu’il est paradoxal qu’un futur officier, un futur médecin ou chirurgien, un futur forestier ou ingénieur-agronome, ou plus simplement un facteur, un cantonnier ou un cheminot, puisse entrer dans une carrière exigeant une dépense physique importante sans s’y préparer par une éducation appropriée du rendement, de la résistance à la fatigue, et, parfois même, d’une certaine qualité athlétique. Et j’espère qu’on ne reverra plus, comme c’était le cas il y a quelques années encore, des exemples tels que celui de l’École navale, où de futurs officiers de marine s’engageaient pour toute leur vie dans la flotte, sans qu’on exige d’eux qu’ils sachent nager !

Dr Robert JEUDON.

Le Chasseur Français N°605 Janvier 1942 Page 25