J’avais, il y a pas mal d’années, l’occasion d’aller souvent
chasser chez un de mes amis qui avait une chasse en plein cœur de ce beau
département du Var, si pittoresque et si divers ! Le rendez-vous de chasse
se trouvait situé en pleines montagnes, entre la coquette petite ville de
Signes et cette extraordinaire chartreuse de Montrieux, si sauvage que renards,
blaireaux et sangliers y viennent commettre leurs déprédations dans les jardins
mêmes du couvent, tout clôturés de murs qu’ils soient !
Nous y chassions la grosse bête, pendant la saison où toute
autre chasse est interdite : mon ami avait une meute composée uniquement
de chiens du pays, très adaptés aux difficultés de cette région boisée,
extrêmement tourmentée, avec des à-pics de plusieurs centaines de mètres, des
éboulis de pierres roulantes, des défilés presque infranchissables ...
C’est vous dire qu’il ne s’agissait pas de chasse à courre, pas même de
poursuite de gibier, mais de postes, que nous occupions avant le jour et par
lesquels les chiens, sous la direction de Barthélémy, le vieux garde aux
jarrets d’acier, devaient faire passer la bête, et souvent la compagnie levée
par eux !
Je dois avouer que cette attente, qui durait de longues
heures, parfois même toute la journée, ne me convenait qu’à demi, et qu’il
m’arrivait, de temps à autre, d’aller faire un tour sous bois, pour me
dérouiller les jambes ! Et, naturellement, c’est à ce moment que le
gibier, poursuivi par la meute, arrivait au milieu des aboiements, et passait
devant l’affût ... où je ne me trouvais pas ...
Cette mauvaise habitude m’avait valu de ne jamais tirer de
sanglier et d’encourir les reproches de Barthélémy, le garde, et les
plaisanteries de mes amis, qui, heureusement pour notre tableau, se montraient
moins impatients que moi !
Je finis pourtant par tuer mon premier « cochon »
dans des conditions qui n’étaient pas celles que j’entrevoyais dans mes rêves
de chasseur novice, du moins pour le gros gibier !
Nos parties de chasse à Signes étaient réglées par avance,
comme du papier à musique ! On arrivait le samedi soir : on faisait
un dîner copieux, où les écrevisses et les truites savoureuses de la petite
rivière du Capeaul, qui traversait la chasse, figuraient à la place d’honneur.
À la fin du repas, on allumait les pipes sur la terrasse
ombragée de vieux chênes, et, devant les étoiles qui scintillaient à l’envi
dans un ciel de juin, tout en prenant le café et un verre d’eau-de-vie de marc
du pays, on échafaudait, avec Barthélémy, notre grand veneur, les plans de
chasse du lendemain ... Peu avant l’aube, après quelques instants de
repos, on partait pour aller se poster.
Or, le samedi dont je vous parle, au moment où, selon le
rite consacré, nous allions passer sur la terrasse, Barthélémy m’arrêta du
geste :
— Prenez donc votre fusil, monsieur !
— Quelle idée as-tu en tête ! fis-je, intrigué.
— Eh bien ! voici : puisque vous ne voulez
pas « me » tuer un cochon avec les chiens, je vais vous en faire tuer
un d’une autre manière ...
Et il nous explique, en quelques mots, qu’un solitaire a
pris l’habitude de venir, depuis quelques soirs, à la pleine lune, sur l’aire,
à deux ou trois cents mètres de la ferme, manger les grains tombés des gerbes
foulées par la meule, cette semaine ! Et c’est ce visiteur qu’il s’agit de
me faire tuer.
Les amis approuvent énergiquement le projet du garde !
Et me voilà parti, avec Barthélémy, qui me conseille de ne pas parler, pour ne
pas effrayer l’animal, qui ne doit pas être loin !
On arrive à l’aire, qui miroite comme un lac sous la
lune : Barthélémy me fait grimper sur un cerisier, qui ne porte
malheureusement plus de ces cerises savoureuses et réputées qui sont la gloire
de Solliès-Pont et de la vallée du Capeaul ! Mais, du haut de ce perchoir,
je domine le petit plateau rond, objet des visites du solitaire ! Pendant
que j’escalade l’arbre, Barthélémy a déjà disparu ... Je me juche entre
deux branches, mon fusil posé à plat devant moi, et l’attente
commence ..., l’attente connue de tous les chasseurs, et qui me paraît
d’autant plus longue qu’il, m’est formellement interdit de fumer, car le
sanglier a l’odorat extrêmement fin.
Je relève tous les détails de l’aire, le poteau central,
autour duquel tournent inlassablement les chevaux attelés aux meules, les
quelques rares broussailles qui bordent l’espace nu en forme de piste de
cirque : le sanglier n’a qu’à venir ...
Mais le temps dure, les heures et les demies que j’entends
sonner, tout près, au vieux clocher de Signes, me semblent interminables !
Dix heures et demie, onze heures ... Mes paupières s’alourdissent, mes
yeux se ferment ! Bien installé dans la fourche de l’arbre, grisé par les
parfums de la colline et des champs, je ne résiste plus, et me voilà parti pour
le pays des songes ...
Qu’est-ce qui me réveille ? Certes pas un bruit, plutôt
un pressentiment, un réflexe, une de ces mystérieuses manifestations de
l’instinct ancestral ... Je rouvre les yeux et regarde l’aire : sous
la clarté de la lune, qui décline, et devient diffuse, je ne vois rien ...
Et, pourtant, il me semble que quelque chose s’est ajouté au décor de tout à
l’heure ... De l’autre côté de l’aire, j’entrevois une sorte de masse
brune qui ne s’y trouvait pas ... Sans doute une broussaille que je n’ai
pas repérée ! Pourtant, il n’y en avait pas, là ! Mais, si c’était un
animal, il bougerait, et rien ne remue, dans cette forme obscure ... Une
ombre serait moins nette, moins précise ...
D’ailleurs, si c’est une bête, quelle est-elle ? Un
sanglier ? Ou plutôt, si près du village, une chèvre, un âne égarés ?
Si je tire sur un animal domestique, j’entends déjà, sur mon cerisier, les
éclats de rire de mes amis, les « galéjades » de Barthélémy.
Toutes ces idées se croisent dans mon cerveau en moins de
temps qu’il n’en faut pour l’écrire !
Mais je prends vite mon parti. Tant pis si l’on rit !
Je saisis mon fusil, en évitant de faire craquer les branches, je vise
soigneusement la forme, toujours immobile, et je tire, coup sur coup, mes deux
cartouches de chevrotines !
Silence ... Immobilité ... La forme brune demeure
figée sans un mouvement ! Allons, ça y est ! J’ai tiré sur une
ombre ! Qu’est-ce que je vais prendre comme brocards, à mon retour ?
Précisément, voici que j’entends le joyeux « Oh !
Oh ! » de Barthélémy, qui s’approche rapidement sur ses jambes de
faucheux ! Tout penaud et n’en menant pas large, je demeure perché sur mon
arbre, attendant le cri de déception, puis le rire moqueur du vieux
chasseur ! Il arrive sur l’aire ...
O stupeur ! C’est une exclamation de triomphe que
pousse Barthélémy !
— Ah ! Par « isemple » (par exemple).
Cette fois, vous ne l’avez pas manqué, le porc !
Je dégringole de l’arbre comme un bolide et me rue vers la
forme brune. Miracle ! C’est bien un sanglier, et quel sanglier !
— Il va dans les 90 kilos ! fait Barthélémy.
Et les sangliers de ce poids sont rares dans le Var !
Je ne vous dépeindrai pas le retour triomphal, le récit de
mon exploit, plusieurs fois recommencé et ... quelque peu modifié à mon
avantage, dans ma joie d’avoir tué mon premier sanglier ...
Mais je crois bien que c’est la première fois que j’en donne
la version exacte, bien qu’elle soit moins flatteuse pour mon amour-propre.
Jean RIOUX.
|