Les courses cyclistes sur route, dont le parcours dépasse
généralement 200 kilomètres, se mènent aujourd’hui à la vitesse moyenne de
38 à 40 kilomètres-heure. Cela suppose qu’à certains moments, sur les
parties faciles ou à l’occasion des échappées, l’allure monte à 45 et même 50
kilomètres ; dans les descentes, même le 50 kilomètres-heure est
couramment dépassé.
Or, il n’y a que quelques années qu’en sport cycliste on
réalise de telles performances. Jusqu’en 1926 et même 1928, la vitesse moyenne
des courses se tenait autour de 30 kilomètres-heure ; il n’y avait là
qu’un gain insignifiant sur ce qu’on faisait en 1900.
À quoi attribuer ce brusque progrès ? Il n’est certes
pas dû à la valeur physique des coureurs, qui n’ont pas des moyens athlétiques
supérieurs à ceux de leurs devanciers et qui ne les dépassent pas non plus dans
l’art de s’entraîner.
L’explication qui vient tout naturellement à l’esprit, c’est
que la bicyclette s’est perfectionnée, qu’elle s’est allégée, qu’elle est
pourvue d’un changement de vitesse et munie de boyaux extra-légers. Pour une
même dépense musculaire de l’homme, elle aurait donc un rendement supérieur à
celui des lourdes machines à gros pneus.
Mais, de toutes ces raisons, il n’y en a qu’une qui ait
quelque valeur pour qui connaît l’histoire du cyclisme. Le changement de
vitesse monte un peu la « moyenne » sur les parcours accidentés,
surtout parce qu’il permet de faire les descentes à fond, non pas tant en roue
libre qu’en poussant un grand développement. Le gain n’est d’ailleurs pas
considérable, comme le prouve la comparaison des « temps » de
quelques courses faites sans changement de vitesse.
Quant aux machines, même avant 1900, celles des coureurs
étaient déjà fort légères et très soigneusement fabriquées. Stéphane fit même
une tentative de record des vingt-quatre heures sur une bicyclette de 7 kilogrammes.
Depuis longtemps aussi, le fil biais, le tissu de soie, les chapes de première
qualité étaient employés à la fabrication des boyaux. Ce n’est pas sur des
« tuyaux d’arrosage » que couraient les Bourrillon, Jacquelin et consorts.
Si les progrès de la fabrication de la bicyclette sont
indéniables et considérables, ils ont consisté surtout à généraliser la machine
élégante et légère, et à la pourvoir de nombreuses commodités, dont la roue
libre, le changement de vitesse, de bons freins, mais la machine de course
d’autrefois n’avait pas dans sa mécanique, ni dans ses pneus, des raisons de
rendre sensiblement moins que celle d’aujourd’hui.
La preuve de ce fait se trouve dans les « temps »
réalisés dans les courses sur pistes. Sans remonter à Zimmermann, qui, en 1893,
couvrait les 200 mètres du sprint final en douze secondes, les Morin,
Bourillon, Jacquelin et, un peu plus tard, Friol, Poulain, Hourlier
descendaient régulièrement ce « temps » à onze secondes et deux ou
trois cinquièmes. Nos sprinters actuels ne font pas mieux. Derrière
« entraîneurs humains », les stayers couvraient de 50 à 52 kilomètres
dans l’heure ; derrière engins mécaniques, ils atteignirent une vitesse si
dangereuse, au delà de 90 kilomètres-heure, qu’il en résultat une série
d’accidents mortels (Brécy, Léander, etc.) qui nécessita une réglementation
destinée à diminuer la vitesse possible.
Si la vitesse moyenne sur piste s’est ainsi stabilisée
depuis longtemps, alors que sur route elle a fait depuis dix ans un bond
considérable, — une augmentation d’environ 20 p. 100, — il faut
chercher ailleurs que dans le perfectionnement mécanique la cause des belles
allures que peuvent soutenir actuellement les champions routiers. Cette cause,
à notre avis, est tout entière, ou peu s’en faut, dans l’amélioration des
routes qui, assez brusquement, sont devenues « plus roulantes »
qu’elles ne l’étaient autrefois.
C’est un lieu commun sentimental que de célébrer la douceur
et même le confort de notre réseau routier avant l’ère automobile. En réalité,
pour ceux qui ont cyclé dès 1889 et qui veulent bien se souvenir, ce réseau
était cahoteux, poussiéreux, boueux, coupé de longues et affreuses parties
pavées. Il n’était guère cyclable que sur les nationales et
départementales ; tous les chemins secondaires n’étaient que fondrières de
l’automne à la fin du printemps ; la boue, qui mettait trois jours à
sécher après une pluie d’une heure, rendait à peu près impossible ou tout au
moins fort pénible la circulation des bicyclettes ; en général, on ne
pédalait pas de tout l’hiver.
Ces routes macadamisées, très fragiles, furent rapidement
disloquées par les premières automobiles. Elles devinrent lamentables pendant
les années qui précédèrent et celles qui suivirent la Grande Guerre. De 1912 à
1926, il fallut vraiment avoir la passion du vélo pour rouler sur ces chaussées
en ruines. Si on ne les avait réparées, le cyclisme aurait périclité de plus en
plus ; on ne l’aurait pratiqué qu’exceptionnellement et seulement dans les
villes, comme il se fait dans tous les pays dépourvus de bonnes routes.
La réfection du réseau nous a dotés de chaussées non point
aussi bonnes qu’autrefois, mais incomparablement meilleures. Le bitumage, de
plus en plus perfectionné et de plus en plus généralisé, leur a fait un sol
imperméable et roulant, qui s’est rapproché progressivement de la surface dure
et plane que l’on assure aux pistes de vélodrome. Et c’est parce que la
chaussée routière tend à n’opposer au roulement guère plus de résistance qu’un
anneau de ciment ou de bois spécialement aménagé que les vitesses moyennes des
courses sur routes et sur pistes tendent à s’égaler.
Autrement dit, la route est presque devenue une piste.
Mais, si les coureurs ont bien marqué, par l’augmentation de
leur moyenne, cette amélioration considérable des routes, les autres usagers du
cycle ne paraissent pas en avoir bénéficié dans la même proportion. Nous
entendons par là qu’ils ne profitent pas, comme ils le pourraient et le devraient,
de l’excellence de nos routes, pour se distraire, tout en acquérant de la
vigueur et de la santé.
On fait sonner bien haut le chiffre de dix millions de
cyclistes que compterait la France ; on se félicite aussi des nouveaux
adhérents qui, contraints et forcés, sont venus à la bicyclette parce que les
autres moyens de transports font défaut.
Mais la très grande majorité de ces cyclistes sont des
« utilitaires » et d’utilitarisme étroit. Ils ne pédalent que pour
les allées et venues de la vie quotidienne, pour se rendre à leur travail et en
revenir ; cela se monte à quelques kilomètres par jour, et toujours par
les mêmes rues et chemins. Bien peu usent de leur bicyclette pour faire,
dimanches et fêtes, une excursion de quelque importance ; les plus
aventureux se bornent à la promenade dans les environs immédiats de leur résidence.
Ils ne suivent guère l’exemple que leur donnent quelques
cyclotouristes et randonneurs. Ceux-là profitent réellement du cyclisme et des
bonnes routes. Mais ils ne sont pas nombreux ; ils le sont même très peu,
si l’on compare leur petite phalange à l’énorme masse des possesseurs de bicyclette.
Or, c’est là une anomalie que fait ressortir ce progrès de
la course sur route que nous venons de signaler. Car l’amélioration des
chaussées aurait dû entraîner parallèlement une large diffusion du
cyclotourisme. Or, au temps des mauvaises routes, il y avait
proportionnellement au nombre des cyclistes beaucoup d’amateurs de longues excursions.
Avant 1900, les sociétés vélocipédiques étaient surtout des groupements
de jeunes hommes qui, ne participant guère ou pas du tout à des courses,
faisaient des promenades dominicales de 100, 150, parfois 200 kilomètres.
De Paris, par exemple, on allait déjeuner à Beauvais. Gisors ou Vernon. On y
allait tous en groupe, on revenait un peu à la débandade. Mais, dans telle
commune de banlieue, qui comptait deux cents ou trois cents cyclistes, il y en
avait un bon tiers qui participaient à ces randonnées. Actuellement, c’est par
milliers qu’une agglomération de même importance devrait fournir des
cyclotouristes dont la distraction dominicale serait d’effectuer de telles
randonnées. Il s’en faut de beaucoup. Les quelques jeunes gens qui pensent
« bien marcher » s’entraînent « pour être coureurs » et
renoncent assez facilement au cyclisme quand ils s’aperçoivent qu’ils n’y
trouveront pas une profession lucrative. Presque tous les autres ne se servent
de la bicyclette que pour économiser leur temps et leur peine, réserve faite
des quelques cyclotouristes convaincus qui s’efforcent en vain de convertir à
leur pratique le plus de monde possible.
De ces considérations, qui me semblent correspondre à la
réalité, on peut conclure qu’un grand effort devrait être fait, en accord avec
les Pouvoirs publics et particulièrement avec le commissariat à l’éducation
physique, pour propager le cyclotourisme, pour faire comprendre à toute la
jeunesse que c’est négliger une des plus saines et des plus utiles distractions
que de ne pas parcourir à bicyclette nos belles routes de France.
Docteur RUFFIER.
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