Le problème des aliments azotés (viande, lait, œufs) est
actuellement l’un des plus graves qui se posent en France. Nous sommes privés
directement de nombreuses sources d’aliments azotés : viandes d’Argentine,
poisson des pêcheries de la mer du Nord et de l’Atlantique. Indirectement, le
déficit est encore plus grand ; le bétail ne donne de l’azote sous forme
de lait, fromage et viande que lorsqu’on lui en fournit. Or, l’arrêt des
importations de graines oléagineuses qui portaient sur une dizaine de milliers
de tonnes pour l’Europe occidentale ôte à notre bétail une de ses principales
ressources en azote ; les tourteaux alimentaires. D’où une réduction dans
la production du lait et des fromages et une réduction du cheptel. Tout le blé
est actuellement réservé à l’alimentation humaine ; beaucoup de céréales
secondaires (avoine, orge) sont également utilisées pour l’alimentation
humaine ; les poules sont mal nourries et pondent moins. Nous connaîtrons
donc des restrictions de plus en plus sévères sur nos aliments les plus
recherchés. Heureusement, notre organisme sait emprunter aux végétaux l’azote
nécessaire à son entretien et à sa croissance. Toutefois, des précautions
s’imposent dans le choix de ces aliments ; l’azote n’est, en effet, assimilé
par nos tissus que sous formes d’acides aminés dont un certain nombre sont
indispensables et ne peuvent se remplacer mutuellement. Les aliments végétaux
ne les offrent pas tous simultanément, d’où certaines précautions à prendre
lorsqu’on absorbe une alimentation purement végétale.
Et, d’abord, la vie est-elle possible sans aliments
d’origine animale ? Certainement oui. Bien des hommes se maintiennent en
parfaite santé en n’absorbant que des aliments d’origine végétale.
C’est le cas des végétariens, qui excluent de leur
régime tout aliment d’origine animale ; ils affirment que le règne végétal
contient tous les matériaux nécessaires à l’entretien de la vie et des tissus,
à commencer par les aliments azotés ou protides. Le régime végétarien, qui
recrute un certain nombre d’adeptes, est notamment celui que suivent les
Trappistes pendant le tiers environ de l’année, par longues périodes. Or, les
Trappistes travaillent intellectuellement et manuellement ; beaucoup
parviennent à l’extrême vieillesse.
C’est le cas des fruitariens qui se nourrissent à peu
près exclusivement de fruits : la plupart des Arabes, des nègres, des
Asiatiques, vivant presque exclusivement de dattes, de bananes, de riz, sont
des fruitariens. Dans de nombreuses provinces de la Chine, l’étendue de terres
cultivables et la densité des habitants ne permettent pas à l’homme
d’entretenir à côté de lui des animaux avec qui il devrait partager des
aliments insuffisants pour lui-même, le régime végétarien est obligatoire. Si
la classe riche peut avoir poissons, œufs, volailles, la classe pauvre est
strictement végétarienne et se livre pourtant à des travaux physiques dont bien
peu de nos Occidentaux, mangeant graisse, viande et laitages à volonté,
seraient capables. Plus près de nous, l’U. R. S. S. est un exemple
de pays où cette même classe pauvre est pratiquement réduite aussi à une
alimentation végétarienne. Sa vigueur physique ne paraît pas s’en ressentir.
Cependant, l’étude comparée des régimes alimentaires a
permis de mettre en évidence le rôle bienfaisant de nombreux aliments d’origine
animale ; l’introduction de quantités croissantes de ces aliments dans la
ration développe l’homme soumis à ce régime. C’est à lui que l’on attribue
notamment l’augmentation de taille, traduisant l’amélioration générale du type
humain, dans les pays du Nord de l’Europe au cours du siècle dernier ; le
Danois a grandi en moyenne de 8 centimètres de 1840 à 1914 ; le
Norvégien de 10 centimètres entre 1800 et 1900 ; le Hollandais de 12 centimètres
entre 1850 et 1907. L’expérience a été plus démonstrative encore sur les
émigrants pauvres des régions méditerranéennes transplantées en
Argentine ; leurs enfants, soumis au régime d’une alimentation carnée
abondante, se sont trouvés à la première génération de taille beaucoup plus élevée
que leurs parents. En sens inverse, l’effet déplorable de certains régimes
végétariens et fruitariens a été fréquemment noté.
Comment expliquer ces faits contradictoires ?
L’homme a incontestablement besoin d’azote pour sa
croissance (l’azote entre dans la composition de son organisme), et pour
son entretien, puisqu’il en élimine de façon continue et que cette
élimination persiste même si l’on vient à supprimer tout apport de protides
dans la ration : mais alors survient de l’amaigrissement ; si on veut
éviter cet amaigrissement, un apport minimum de protides est donc
indispensable.
Mais l’azote se présente, dans les protides d’origine
animale comme d’origine végétale, sous des formes extrêmement complexes. Il en
existe un certain nombre qui appartiennent tous aux groupes des acides
aminés, qui entrent dans la constitution de nos tissus et dont notre
organisme est incapable de faire la synthèse à partir d’autres sources d’azote.
Parmi ces acides aminés, six sont indispensables à la vie et à la croissance.
Or, si ces six acides aminés se trouvent simultanément dans certains aliments
d’origine animale, tels que le lait, les œufs, la viande, etc., il arrive
fréquemment que les aliments azotés d’origine végétale manquent de certains
acides aminés indispensables soit à l’entretien, soit à la croissance, ou bien
ne les contiennent qu’en proportion très insuffisante. C’est l’explication de
la supériorité de l’azote d’origine animale, de l’infériorité des protides
d’origine végétale.
Mais on peut arriver au même résultat en associant
entre eux divers aliments d’origine végétale, chacun apportant des acides
aminés différents, plusieurs risquant de les apporter tous. La seule règle
vraiment pratique pour utiliser au maximum l’ensemble des aliments azotés mis à
la disposition de chacun de nous est donc de les associer entre eux. Les
expériences de Magendie ont mis en évidence le bien-fondé de cette règle :
un lapin, un cochon d’Inde, nourris avec une seule substance, telle que
froment, avoine, orge, choux, carottes, pommes de terre ... meurent avec
toutes les apparences de l’inanition, ordinairement dès la première quinzaine
et parfois même beaucoup plus tôt. Un lapin nourri à l’orge meurt, un autre
nourri aux pommes de terre meurt aussi ; mais un troisième recevant à la
fois orge et pommes de terre pousse fort bien.
La loi d’association des protides en vue de l’économie nous
amène donc à préconiser une alimentation à base de soupes épaisses où figurent
une foule de produits dont la qualité principale est la variété. Certains
lecteurs penseront qu’ils préféreraient un régime de pommes de terre frites à
perpétuité, ils auraient tort. Les pommes de terre frites ne sont pas capables
à elles seules d’entretenir la vie ; une soupe d’orge, de betterave, de
rutabaga y parvient parfaitement.
Associons donc les divers aliments d’origine végétale que
nous pouvons nous procurer ; faisons des soupes épaisses avec divers
produits que nous considérions à tort comme « déchets » avant-guerre.
Quand vous épluchez des carottes, gardez les fanes ; quand vous triez des
choux, gardez les côtes et les parties non dures de la tige ; de même
quand vous épluchez salades, radis, etc. ... Vous pouvez ensuite faire
cuire tous ces restes coupés en petits morceaux, y ajouter si vous en possédez
suffisamment ... quelques pommes de terre, ou légumes secs, ou rutabagas.
Passez le tout au moulin à légumes, ajoutez-y du sel et même sans matières
grasses, cela fait une soupe nourrissante et qui, parce qu’elle est faite de
légumes variés, risque d’apporter tous les acides aminés indispensables à la
vie et à la croissance.
A. PEYREFITTE.
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