Faute de grives, on mange des merles, dit-on. Faute de
lièvres, on chasse les lapins, pourrait-on dire aussi. Certes, ces deux gibiers
de la même famille sont loin de se valoir, et maître Jeannot, à côté d’un
président, a l’air d’un parent pauvre. Ni dans son aspect, ni dans ses mœurs,
il ne peut soutenir avantageusement la comparaison. Pourtant, il ne faudrait
pas en médire. Il garde la supériorité du nombre, et, si je reconnais au lièvre
la préséance à laquelle il a droit, je veux proclamer les qualités du lapin,
surtout du lapin des régions boisées méridionales.
Le lapin nous épargne les recherches vaines. Ceux de nos
régions boisées et des garrigues, par leur vivacité et leur résistance,
présentent toutes les qualités d’un véritable gibier.
Vivant dans les taillis, dans les grandes touffes de chênes
verts, de chênes kermès ou de buis, loin des cultures, ils font peu de mal à
l’agriculture. Ils sont vifs ; ils résistent bien à la poursuite des
chiens et utilisent à merveille les obstacles des bois. Pour se défense, la
nature est le meilleur auxiliaire du lapin. En été, le soleil brûlant efface
ses voies. Les premières pluies d’automne accentuent cet effacement. La pluie
tombe sur un sol chaud qui la boit avec avidité et dont la chaleur provoque en
surface un bouillonnement d’air où l’odorat des chiens perd ses droits. Les
plantes aromatiques exhalent une odeur très forte qui nuit lorsque le lapin
poursuivi traverse un carré d’aspic ou de sarriette. Certains vents aussi sont
défavorables, de même que la gelée qui fond au soleil levant.
Par contre, lorsque le temps et le terrain sont favorables,
ce qui arrive à partir du mois d’octobre, les chiens mènent joyeusement les
pistes. Mais c’est alors que, faisant preuve de sagacité, le lapin lutte avec
les moyens qui lui sont propres. Il vide son gîte à une vitesse foudroyante, va
parfois très loin, tel un lièvre, et s’embûche dans quelque fourré. Là il
croise ses voies, se tapit, se fait relancer et randonne à plaisir. Parfois,
brusquement, il disparaît dans un terrier, ou bien, vidant les lieux, il
retourne vers son gîte.
J’ai vu un lapin tenir un matin quatre heures durant contre
une menée ininterrompue. Le temps était clair, les pistes bonnes. Dès la
descente de l’auto, mes chiens prirent une voie. Quelques minutes après, dans
une terre abandonnée, l’animal fut lancé. Il était environ huit heures. Le
lapin bondit au bois. Il commença par se faire battre dans des touffes de buis
avec prudence, car je ne pus jamais le voir. Puis il gagna un mamelon où,
décrivant une ellipse, il croisa sa voie et provoqua un défaut. Requêté, il fut
relancé à vue et tint le fourré. Il décrivit des cercles de rayon chaque fois
différent. Enfin, j’entendis mes chiens venir droit sur moi. Ils ne furent
bientôt plus qu’à dix mètres. Ils poussaient à pleine gorge sous les buis. Mais
le lapin fit une volte-face rapide, et je l’entrevis franchissant un sentier.
Je lançais un coup de fusil. Les brindilles volèrent à cinquante centimètres
derrière lui. Alors il prit un grand parti. La menée devint rapide et
s’allongea en ligne droite. Les chiens donnaient de la voie à pleine gorge. Ils
furent conduits à un kilomètre dans un aven plein de terriers. Je crus la
partie terminée. Mais les chiens reprirent la voie et revinrent vers le gîte
d’où ils furent reconduits vers l’aven. L’animal passa près des terriers, mais
ne s’y logea pas ; cette fois, pourtant, il n’alla plus si-loin. La
poursuite des chiens était si ferme que je m’attendais à tout instant à les
voir prendre le lapin. Celui-ci devait bien être sur ses fins, car il plongea
dans l’aven et disparut dans un terrier. Il était midi. Je rentrais bredouille,
mais j’avais eu les émotions d’une belle poursuite.
Parfois, maître Jeannot se gîte imprudemment. On peut le
voir sous une maigre touffe de genêt ou dans l’herbe, sous une branche couchée,
ramassé en boule, ses yeux ronds reflétant le jour, les oreilles rabattues, le
bout de ses pattes dépassant à peine sa fourrure. S’il comprend que vous l’avez
vu, il s’arrondit encore plus, entre en lui-même, tout tendu pour le bond qui
déclenchera sa fuite. Il tente ainsi les chasseurs, qui, souvent, lui
fracassent la tête.
Je connais des chasseurs qui sont très habiles pour repérer
le lapin au gîte. On dirait que leurs yeux voient sous les touffes. Il est vrai
qu’ils ont aperçu d’abord contre le sol la coulée du gibier, dont l’œil luit
sous les feuilles.
Parfois, il arrive qu’il vous déboule sous les pieds. Son
départ est très rapide ; il utilise les touffes qui couvrent le terrain,
et vous le voyez apparaître et disparaître parmi les herbes et les feuilles
l’espace de quelques secondes. C’est là que le tireur doit être prompt et avoir
du coup d’œil pour lancer sa gerbe de plomb à la rencontre du lapin. Souvent
deux coups inutiles saluent sa fuite. Si vous chassez au chien d’arrêt, il est
sauvé ; au chien courant, la fête commence, à moins qu’un terrier
malencontreux ne lui offre un abri.
La chasse au lapin exige de très bons chiens. Un chien
d’arrêt calme, ferme sur la pièce gîtée, est nécessaire. Pour le chien courant,
il faut lancer le gibier et ensuite mener sa piste. Certains jours, cela
s’avère impossible. On croirait que les chiens ont perdu l’odorat. Ils vont
d’une touffe à l’autre comme ferait un chien de salon et ne trouvent rien. Ils
n’en sont pas responsables ; il faut incriminer le temps, l’état du sol
qui n’apporte aucun fumet à leur narine.
Et puis, pour trouver des lapins dans les touffes, il faut
qu’ils y soient. Combien préfèrent les terriers si les froids sont précoces, si
la température ne leur convient pas, si les mouches les ennuient au gîte !
Alors vous ne levez rien, et vos chiens vont gratter et gémir au bord des
trous.
Il y a le furet alors, me direz-vous. Sans doute, et le
lapin figure dans la liste des animaux nuisibles de beaucoup d’arrêtés
préfectoraux, avec le sanglier, le renard, la fouine, la belette, etc. ...
Heureusement que la nécessité de protéger maître Jeannot a mis un frein à la
guerre que lui ont déclarés les préfets. Les fédérations réclament la
reconnaissance du lapin gibier. Aussi les sociétés de chasse communales
ont-elles à peu près toutes inséré dans leurs statuts l’interdiction de la
chasse au furet. C’est à cette disposition que nous devons des bois encore
peuplés de lapins. Sans cela, ils seraient sur le point de devenir fabuleux
comme les lièvres. Les coutumes locales ont prévalu sur la destruction sans
frein.
N’avait-il pas fallu, en certains endroits, recourir au
repeuplement ? Il serait nécessaire de protéger encore davantage le lapin
et d’établir une distinction très nette entre celui des terrains bas et
cultivés, où, s’il prolifère, il devient nuisible, et celui des garrigues et
des bois, où il est un véritable gibier, sachant lutter contre chiens et
chasseurs, et qui donne ces délicieux civets qui répandent jusque dans la rue
le parfum de sa chair embaumée d’herbes aromatiques. Un civet de chez nous,
c’est tous les parfums de la garrigue. « Les vôtres, on les ferait cuire
avec de l’eau », me disait un ami camarguais qui n’avait pas voulu croire
de prime abord à une aussi grande différence entre le lapin des terres basses
et celui des bois.
Jean GUIRAUD.
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