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La pêche en temps de crue

Depuis plusieurs jours une pluie torrentielle tombe sans relâche ; l’eau ruisselle de partout et les cours d’eau sont en crue. Ils roulent des ondes jaunâtres, bourbeuses, écumantes et ont considérablement élargi leur lit habituel.

La mine renfrognée, le pêcheur à la ligne contemple ce paysage de déluge. Désappointé, il s’enfuit en bougonnant, croyant de ferme foi qu’il n’a plus qu’à prendre patience et n’a autre chose à faire que d’aller brasser des cartes chez le mastroquet du bout du pont.

Dissipons son erreur en affirmant que la pêche en temps de crue demeure très possible et que parfois même elle peut donner des résultats complètement inattendus. Mais il est évident qu’il y faut la manière et qu’elle diffère sensiblement de la pêche en temps ordinaire.

Précisons tout d’abord les « tenues » des poissons, car ils se comportent de toute autre façon que si l’eau avait conservé son niveau normal.

La force et la vitesse des courants sont beaucoup plus intenses ; au milieu de la rivière, aucun poisson ne peut leur résister.

Il doit donc «accoster», c’est-à-dire s’écarter du grand courant pour gagner les bords, où la violence des eaux s’apaise. Son instinct l’y fait accourir pour venir stationner dans les nombreux remous et retours d’eau qui s’y rencontrent à profusion. Trouve-t-il, dans le lit, quelque obstacle important qui brise la course du flot ? il en profite pour s’y mettre à l’abri et y demeurer plus ou moins longtemps.

On voit donc que la connaissance parfaite de la rivière, de la disposition des berges maintenant recouvertes, des rochers, des buissons et arbustes pour l’instant noyés, est absolument nécessaire pour pouvoir opérer avec succès.

Par temps pareil, il ne faut pas songer à pêcher en bateau ; seule la pêche à rôder, du bord, reste praticable ; c’est là une pêche toute faite de hasards et de surprises.

Vous ne pensiez prendre que de la menue blanchaille, et voici qu’un barbeau, une brème, une carpe engament votre esche. Dans ce petit remous calme, vous espériez capturer des hotus ; c’est une belle anguille qui s’accroche à votre hameçon.

Il est donc de la plus élémentaire prudence de ne pas se monter trop fin, sans cependant exagérer la grosseur des bas de ligne. Les monstres sont rares, et les chances de prises seront plutôt pour des poissons de taille moyenne que pour de très gros.

En conséquence, comme équipement : canne en bambou noir semi-rigide mais assez légère, d’une longueur de cinq à six mètres, avec moulinet ; corps de ligne en soie tressée, de calibre moyen ; bas de ligne en « Regular », avancée en « Fina », en racine 0X, 1X; descendre au-dessous du 2X est imprudent ; flotteur assez léger, mais bien visible et bien équilibré ; hameçon du no 7 au no 10, solide et acéré, esché d’un beau ver de terre bien rouge et bien ferme.

Les vers de terre sont, par excellence, l’appât du temps de crue, car, entraînés par milliers par les pluies qui inondent les terrains environnants, ils arrivent à la rivière de tous les côtés, et, de ce fait, un véritable amorçage naturel se produit.

Il est prudent de se munir d’une épuisette et aussi de lignes de rechange. Florences, racines, plombs, hameçons surtout ne doivent pas vous manquer, et quelques flotteurs supplémentaires ne seront pas de trop. Malgré la connaissance parfaite des lieux par le pêcheur, la perte de multiples engins est à envisager ; n’en soyons point trop avares.

Nous choisirons, pour y pêcher : les petits remous plutôt calmes et les courants légers ; l’aval des ponts, les retours d’eau en arrière, des avancements de la rive ; les anses tranquilles où l’eau tournoie lentement ... ce sont là d’excellents points de station.

Avant d’y projeter la ligne, sonder avec discrétion et ensuite laisser descendre le ver tout près du fond. Le poisson, aveuglé par l’eau trouble, cherche sa vie à tâtons et surtout au fond de l’eau ; il ne saisira votre ver qu’à condition de le sentir à petite distance ou même de le frôler.

Apporter à sa pêche une attention soutenue ; que, dans chaque petit remous, le ver traîne lentement dans tous les recoins ; que, dans les courants ralentis, les passées parallèles soient nombreuses et rapprochées les unes des autres ; que la ligne progresse avec lenteur et soit judicieusement retenue ; insister plus longtemps aux endroits paraissant les meilleurs.

En temps de crue, ne se trouvant bien nulle part, le poisson se déplace constamment. Là où il ne se trouvait pas tout à l’heure, il arrive en remontant lentement près du bord et s’arrête pour quelque temps à tous endroits où il peut trouver un repos relatif.

Si vous songez au barbeau, à la brème, à la carpe, que le ver traîne le plus possible sur le fond ; arrêtez-le sur les parois en pente et même en plein milieu du remous. Si ce sont des chevesnes, des gardons, une perche que vous espérez prendre, péchez un peu au-dessus du fond, en insistant à l’endroit où l’eau, après avoir tourné et retourné, s’apprête à reprendre sa course vers l’aval. Exécutez de fréquents relevages suivis de relâchers, ils attireront souvent l’attention éveillée d’un, vorace aux aguets.

Les petits poissons vous causeront parfois bien des émotions, mais vous serez désappointé, après une touche superbe, de ne ramener qu’un chevesne infime, un petit hotu, une grémille ou même un simple goujon.

Il serait judicieux de se rappeler avec à-propos le genre de touche propre à chaque poisson. Pareil souvenir vous sera précieux, car il importe de ne pas ferrer à tour de bras une truite de poids, un barbeau pesant, une belle carpe qui briseraient incontinent votre avancée trop faible.

Prévenu d’avance par le comportement du flotteur, vous pourrez en venir à bout avec de la prudence, du doigté et l’aide de l’indispensable épuisette.

Quant aux petits poissons, leurs touches sont si diverses et d’ailleurs si variables et changeantes qu’on ne peut songer à les décrire.

Ce sont des êtres grégaires ; si vous avez la chance de tomber sur un de leurs rassemblements, n’hésitez pas à alléger la ligne, à remplacer l’hameçon par un plus petit, à choisir dans la trousse un flotteur de modèle réduit et à assouplir autant qu’il se pourra votre coup de poignet.

Soyez tout à votre affaire et attentif à votre besogne ; vous vous amuserez et ferez bonnes prises alors que vos concurrents, redoutant la perte de leurs engins, les accrochages continuels et la sinistre bredouille, vous laissent le champ libre ; profitez-en.

Pêcheurs, mes confrères, souvenez-vous que le brouillard des crues n’est point aussi noir qu’on se plaît à le dire et, en pareil cas, n’hésitez plus à venir à la rivière.

R. PORTIER.

Le Chasseur Français N°607 Avril 1946 Page 145