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Cyclisme

Ne délaissons pas notre bicyclette

La guerre terminée, le cyclisme va-t-il connaître une vogue plus grande que jamais, et rassembler tant de pratiquants que les bicyclettes deviendront d’usage aussi universel que les chaussures ? C’est une question à laquelle on répond volontiers par l’affirmative. La nécessité a obligé une foule de gens à pédaler, faute d’autres moyens de transport. Dans les villes, nous avons vu presque tous les ouvriers, employés et patrons, hommes et femmes, se rendre à leur travail à bicyclette. Dans les campagnes, la chasse au ravitaillement a amené jusqu’aux hameaux perdus pédaleurs et pédaleuses ; et le transport des marchandises par sacoches et remorques s’est généralisé et, en conséquence, techniquement amélioré.

Il semble donc que cette expérience forcée des commodités de la bicyclette a dû lui recruter un grand nombre de nouveaux fidèles, qui n’attendent que le moment où la production leur fournira machines et pneus convenables pour s’élancer allègrement sur les routes de France.

Sans nier que le cyclisme ait été une révélation agréable à quelques personnes, et surtout, me semble-t-il, à de jeunes femmes alertes, sensibles à la beauté de la nature, je ne puis m’empêcher de douter de la ferveur de la plupart de ces conversions forcées. La contrainte n’est pas un bon moyen de persuasion. Que de gens, en tirant les lourdes remorques attelées à leur vélo, ont souhaité le retour et la réorganisation des transports mécaniques ! C’est vers l’auto que vont dès à présent les désirs passionnés de beaucoup ; et il ne fait pas de doute qu’ils seront largement satisfaits à mesure qu’augmenteront les possibilités industrielles ; il est même certain que l’automobile, par nécessité sociale, pour ne pas dire politique, se démocratisera de plus en plus. Cette évolution fatale des moyens de transport ne va-t-elle pas porter un coup mortel au cyclisme, qui ne garderait plus, comme en Amérique, que quelques milliers de pratiquants pour lesquels le vélo ne serait qu’un jouet ou l’engin d’un sport de professionnels ?

Ce serait évidemment dommage ; mais on ne pourra éviter ce danger qu’en empêchant les gens de se laisser aller à leur paresse naturelle ; et il faudra pour cela une propagande persévérante et bien conduite.

Les arguments ne manquent pas pour garder au cyclisme ceux qui sont tentés de l’abandonner pour l’auto, l’avion, le chemin de fer, l’autobus et le métro.

D’abord, en ville, c’est le plus rapide, le plus commode et le plus hygiénique des moyens de transport. Nous allons bientôt retrouver, et sans doute bien aggravé, l’encombrement des rues par les engins automobiles, de telle sorte que la circulation de celles-ci, devenue de plus en plus embarrassée, ne pourra se faire qu’à une moyenne horaire fort abaissée, tombant presque au niveau de celle de la bicyclette, surtout si l’on tient compte du temps qu’il faut nécessairement pour sortir du garage et y rentrer.

Quant aux transports en commun, les autobus et rames de métro sont tellement surchargés qu’on ne peut rêver rien de plus inconfortable, de plus malsain. Comment tant de travailleurs peuvent-ils se résigner à séjourner deux et parfois quatre fois par jour dans ces prisons méphitiques, au prix d’une importante partie de leur salaire ? L’impossibilité de faire autrement excuserait seule cette conduite. Or la bicyclette leur offre un moyen d’aller à leur travail à la fois commode, économique et hygiénique. Les six à dix kilomètres par jour qu’oblige à parcourir ce transport par ses propres moyens représentent assez exactement la « ration d’exercice au grand air» qui est nécessaire pour se bien porter ; c’est donc manquer une belle occasion d’entretenir sa santé que de ne pas recourir à la bicyclette pour ses déplacements lorsque la profession nécessite la sédentarité en bureaux, magasins ou ateliers.

Ce point de vue utilitaire, s’il entraîne la conviction, assurera à la bicyclette beaucoup de pratiquants. Mais, à pédaler un peu tous les jours pour aller à leurs occupations, ceux qui seront ainsi devenus cyclistes par intérêt bien compris s’entraîneront automatiquement à cet exercice ; il leur sera de plus en plus facile et agréable d’augmenter la distance parcourue ; de sorte qu’ils ne trouveront que du plaisir à faire de la bicyclette les dimanches et jours de congé. Nos « utilitaires » se convertiront aisément en cyclotouristes, en amateurs d’abord de belles promenades dans la campagne, puis de randonnées et voyages à travers la France. Ceux qui se laisseront aller à cette évolution seront, par leur exemple, les meilleurs « tenants » du cyclisme, les prosélytes enthousiastes qui l’empêcheront de décliner dans l’opinion, de disparaître comme inutile devant la marée montante de l’automobile.

Ces considérations sommaires, qui pourraient être développées, montrent que l’avenir de la bicyclette dépend pour beaucoup de l’effort de propagande que ceux qui l’aiment voudront bien faire en sa faveur. Et le premier point est de prôner le cyclisme utilitaire, par lequel doit se faire le premier et le plus abondant recrutement. Mais, pour être efficace, cette propagande initiale aura à vaincre quelques obstacles qui s’opposent à l’usage régulier de la bicyclette dans les villes et banlieues. Car, dans les cités les plus populeuses, les plus démocratisées, rien n’est fait pour faciliter la circulation cycliste ; les coutumes et les règlements sont au contraire d’accord pour l’entraver.

Nous aurons donc ici à étudier et à conseiller ce qu’il conviendrait de faire.

Dr RUFFIER.

Le Chasseur Français N°607 Avril 1946 Page 148