J’avais écrit cet article vers la mi-guerre. Maintenant que
la France est libérée, faute de voir reparaître le beurre, la viande et même le
pain, on voit « ressurgir » les autos, qui, peu à peu, nous chassent
des rues et des routes. Bientôt une forte partie des pauvres
« clous » de l’occupation reprendront l’escalier qui monte au
grenier. Mais, si vous êtes sensibles à la nostalgie du souvenir, évoquez
encore ces temps de misère et de courage où le plus simple et le plus
merveilleux des outils de transport dont on nous ait dotés — le vélo
— fut notre compagnon, notre secours, notre salut, à tel point que,
lorsqu’on nous parlait de quelqu’un « qui n’en faisait pas », nous
nous écriions spontanément :
— Mais, alors, comment peut-il vivre ?
On parle beaucoup du « Français nouveau ». C’est
un sujet actuel de conférence. Le Français est léger, il deviendra profond. Il
était frondeur, il sera discipliné. On bâtit de toutes pièces un personnage un
peu imaginaire, et surtout on anticipe, car, pour le moment, le Français n’est
guère qu’un individu privé de tout. Il ne cherche même plus le plaisir, mais la
pitance. Donnez-lui un quart de sac de haricots plutôt que de grands principes,
car il ne sera capable d’en pénétrer la profondeur et d’y adhérer que lorsqu’il
aura la force de tenir debout !
Pour moi, je vais, plus modestement, vous brosser le
portrait du cycliste nouveau. J’espère qu’il sera ressemblant, mais qu’il ne le
sera pas longtemps, et que, dans quelques mois ou années, j’aurai la joie de
pouvoir dépeindre le cycliste national, renaissant, régénéré.
Actuellement, c’est un pauvre être. Il roule pour ne pas
user ses semelles, car on n’a plus le droit d’acheter des chaussures, mais, ce
faisant, il use ses pneus, et l’on n’en trouve plus nulle part, moins encore que
de chaussures. Donc, regardant avec effroi ses enveloppes s’amincir, il roule,
portant des paquets et des valises et des sacs énormes, et, quand vraiment la
place manque à l’avant, à l’arrière, sur ses épaules, sur son dos pour porter
tout cela, tous ces objets hétéroclites, il attelle à son vélo une remorque et
y précipite l’excédent. Neuf fois sur dix, cette remorque se compose d’une
caisse, que supportent des roues, de voiture d’enfant ou de simple patinette
pour gosse de cinq ans. Alors, sur les pavés, la pauvre remorque s’en donne, de
sauter, de ferrailler, de brinqueballer et de se disloquer. Mais le cycliste
nouveau roule quand même.
Il cherche une pile de poche pour sa lanterne, un peu
d’huile pour ses roulements, un ressort de selle, quelques rayons de secours.
Ces objets sont inexistants. Alors il achète une dynamo, mais sa lampe grille
et il n’en trouve pas de rechange, il s’assied de travers sur sa selle écrasée,
il se passe des rayons qui manquent, oublie ses malheurs en achetant ce qu’il
trouve : un timbre avertisseur, une médaille de saint Christophe, un petit
pot de vernis spécial, et des sacs, des sacs. Ah ! pour cela ! tous
les sacs et sacoches imaginables, le moins cher au prix d’une bicyclette neuve,
jadis ! Mille francs de sacs, si l’on compte le sac de camping qu’il porte
sur le dos pour y mettre, le dimanche, une mère lapine, ou un coq acheté dans
une ferme de la banlieue.
Le cycliste nouveau prend le train le plus qu’il peut. Quand
il demande son vélo, à l’arrivée, il constate qu’on a collé des étiquettes sur
le garde-boue, le porte-bagage, n’importe où. Et que ça tient ! ...
La S. N. C. F. est revenue au vieil usage du pot de colle et de l’énorme
pinceau qui en met le plus qu’il peut où il veut ! Et v’lan,
j’t’arrose ! Heureux quand cette sacrée colle a épargné la selle, surface
tentatrice pour le colleur d’étiquettes blanches et bleues !
Le cycliste nouveau est, par définition, un individu qui ne
sait jamais si sa bicyclette ne lui sera pas volée dans cinq minutes. Le
premier accessoire qu’il achète est donc un cadenas et une énorme chaîne. Il
utilise cet appareil protecteur à chaque arrêt, ce qui donne un nombre de tours
de clé inimaginable. Ceux qui n’ont pas de cadenas, et même ceux qui en ont,
entrent leur vélo dans les maisons pour être plus tranquilles. Ils les montent
parfois au premier ou au second étage, de sorte qu’on trouve des vélos partout,
excepté le long des trottoirs, que les vestibules en sont pleins et qu’il y en
a jusque dans les escaliers et ascenseurs.
Le cycliste nouveau n’a pas d’âge ... ni de sexe. Homme
ou femme, de cinq à quatre-vingts ans. Il est droit et souple, ou goutteux ou
tordu. Elle est déjetée, ou énorme, ou svelte, ou délicieusement jeune. Tout ça
se confond, se suit, se dépasse, se croise, s’accroche, roule toujours. La
bicyclette a conquis le monde après un léthargique et humiliant interrègne de
vingt ou trente années. Aujourd’hui les vélos s’accumulent, s’enchevêtrent,
s’appuient les uns sur les autres, pendant que leurs propriétaires font la
queue pour avoir une saucisse ou la moitié d’un œuf couvé. Garages en plein
vent, partout. Vélos-porteurs, vélos-remorque, tandems à traîner les piétons
qui n’en peuvent plus. Tout le monde tourne les jambes. Mais personne ne se
promène plus, ne cycle plus pour son plaisir. Le cycliste est un corvéable
pacifique et résigné. Son vœu le plus ardent est que lui tombe du ciel un pneu,
même un vieux pneu ! enfin quelque chose qu’il puisse mettre autour des
jantes pour rouler encore un peu, avec sa remorque, ses paquets, colis,
rouleaux, tuyaux, provisions, bouteilles, lapins vivants ou poisson mort, et
pour atteindre le bureau de tabac, où il n’y a plus de tabac, mais où l’on
trouve encore le dixième de la Loterie nationale qui remontera d’un cran, pour
quinze jours, le moral du Cycliste nouveau ...
Henri DE LA TOMBELLE.
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