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Mangerons-nous du beurre de charbon ?

Depuis une dizaine d’années, une des préoccupations essentielles des chimistes est la question du charbon et de ses dérivés : les hydrocarbures, puisque les carburants que nous offre la nature, d’un emploi sans cesse croissant, s’avèrent d’ores et déjà de plus en plus limités. Mais les recherches sur ces corps ont ouvert d’autres horizons qu’on considérait alors sans intérêt pratique, à une époque d’abondance où l’on n’eût pas eu l’idée évidemment de consommer des « graisses » synthétiques, d’autant plus que la production laitière, donc beurrière, suffisait amplement à tous les besoins, et que, d’autre part, du point de vue de l’hygiène, le beurre, avec ses vitamines, est l’aliment complet idéal.

Mais les temps ont changé ; les restrictions multiples feront toujours l’ingéniosité et le génie de l’homme. Pendant l’autre guerre, c’étaient encore les matières grasses qui avaient le plus manqué, puisque certains de nos voisins importaient 50 p. 100 des graisses qu’ils consommaient. Aussi, les recherches de procédés de fabrication de graisses artificielles méritent-ils qu’on leur consacre quelques lignes dans cette revue, car elles sont intéressantes à plus d’un point de vue, puisque, de la simple nature minérale, on arrive à la reconstitution parfaite de la nature animale, chimiquement parlant tout au moins.

On part théoriquement du charbon et pratiquement des hydrocarbures paraffiniques obtenus par distillation, puis cracking de la houille ou des pétroles, qui sont, comme leur nom l’indique, des composés de carbone et d’hydrogène, techniquement appelés hydrocarbures saturés.

Le traitement de ces derniers en vue de la production d’acides gras (car les graisses ne sont, on le sait, que des mélanges en proportion variable d’acides oléique, palmitique et stéarique) comprend deux phases principales : l’oxydation et le raffinage. Dans la phase d’oxydation, la paraffine fondue est soumise, en présence d’un catalyseur, à un courant d’oxygène pur, opération assez délicate, car il faut éviter la formation de corps suroxygénés (peroxydes) ; aussi doit-on arrêter l’oxydation avant qu’elle soit complètement terminée, prévoir un refroidissement, les réactions étant exothermiques, opérer rapidement.

Dans cette première phase, on obtient donc des acides gras de poids moléculaires variés et une certaine proportion de corps — dits insaponifiables — ayant résisté à l’oxydation, qu’on sépare par saponification des premiers en un « savon soluble » qu’il suffit de décanter. Ce savon, à son tour décomposé par un acide fort, régénère la graisse brute, qui ainsi ne pourrait être soumise à la consommation et qui, à son tour, est soumise à une série de distillations dans le vide, ce qui forme, avec un rendement de 50 à 80 p. 100, un produit convenable à la fabrication du savon, dont les acides gras sont physiquement et chimiquement comparables avec les acides gras naturels des huiles ou autres graisses végétales ou animales. C’est le raffinage.

Telles sont les différentes étapes : oxydation, acides gras, saponification, savon, acide fort, acides gras, distillation, acide gras pur. On ne saurait demander un schéma plus simple de la marche de l’opération, qui, malheureusement, dans la pratique, est infiniment plus compliquée, puisqu’elle exige une surveillance très sévère et un matériel assez compliqué et coûteux. En revanche, la matière première est abondante et de prix de revient très bas, ce qui plaide jusqu’à un certain point en faveur des matières grasses synthétiques ! Et les matières grasses ont journellement un trop grand nombre d’applications pour que l’usage des graisses artificielles ne vienne pas obvier, dans la mesure du possible, à la disette des graisses naturelles !

Certes, il ne saurait être question d’en faire un beurre de premier choix, mais, en réservant ces produits à la préparation des savons ou des graisses industrielles, on économiserait pour autant huiles et graisses animales d’ordinaire destinées à ces usages. Et, en serrant de plus près la question, qu’est-ce qui s’opposerait à faire de ces produits des graisses comestibles ? La purification pourrait être encore poussée à un degré plus élevé, ce qui peut s’obtenir facilement en combinant un choix de solvants appropriés à des séries de distillation sous vide.

Ainsi, en possession d’acides gras extrêmement purs, il ne resterait plus qu’à imiter la nature en estérifiant par le glycérol les différentes espèces d’acides gras obtenus suivant les proportions de une, deux ou trois molécules de ceux-ci, de façon à obtenir la stéarine, la palmitine ou l’oléine, qui sont les « principes immédiats » essentiels des graisses organiques. Et qui sait si ces nouveaux produits, « jetés » demain sur le marché, — sous des dénominations séduisantes, bien entendu, — ne connaîtront pas un succès éclatant ? Car la chimie n’est-elle pas une créatrice aux pouvoirs illimités, et l’homme ne vit-il pas surtout d’illusions ?

P. LAGUZET.

Le Chasseur Français N°607 Avril 1946 Page 173