À part les lapins qui vivent sur leurs bords, elles sont le
royaume du gibier de passage, un bien petit royaume en vérité, pauvre et
n’offrant au chasseur que de rares belles occasions.
Elles ne sont pas situées sur les grands chemins de
migration. Elles ne bénéficient que de quelques égarés, de volier naviguant aux
bords extrêmes des grandes lignes ; mais, chaque année, elles fournissent
quand même leur lot de colverts, de sarcelles, de bécasses, de poules d’eau,
dont l’attrait est décuplé du fait de leur rareté dans notre région.
L’été, les eaux sont très basses dès juillet, mais, comme
ces rivières sont d’origine cévenole, elles sont aussi des torrents et les
pluies d’automne les gonflent avec brutalité, provoquant de subites
inondations.
Si l’automne reste humide, les prés environnant le confluent
sont inondés ou coupés de fossés remplis d’eau, formant selon les endroits de
petits marais qu’une période de vent de quelques jours suffit, hélas ! à
dessécher. Et Dieu sait si le vent souffle souvent dans le Midi ! Alors
plus d’humidité pour les bécasses et les bécassines.
Le cours des saisons, qui modifie l’aspect des rivières et
pare leurs arbres de feuilles, les dessèche ou les dépouille, amène et enlève
les divers oiseaux qui y trouvent un habitat provisoire.
Voici le printemps. Les poissons nagent à la surface de
l’eau que d’une aile bleue raye un martin-pêcheur. Dans les peupliers, les
loriots lancent les roulades qui leur ont valu leur nom. Les tourterelles
roucoulent. La chasse est fermée et toute la faune est maintenant occupée à sa
reproduction.
L’été s’écoule, n’apportant pas de grandes modifications aux
migrations effectuées par le printemps.
Lorsque l’automne est avancé et que, dans les frondaisons,
paraissent les signes de l’hiver, on peut y lire l’arrivée prochaine de gibiers
plus intéressants. Le vent du sud souffle en rafales. Les rivières qui
traînaient une eau basse le long de leurs berges ont grossi en une nuit et
roulent maintenant des vagues tumultueuses. La plaine est inondée ; c’est
la crue. Alors, mettez vos bottes et partez pour le bord de l’eau. Vous avez
les plus grandes chances d’y trouver des canards et, dans les prés, des
bécassines.
Puis, au vent tiède d’automne, succède l’hiver. Le ciel, les
arbres, les terres ont pris leur couleur hivernale. Les nuages sont gris, le
ciel est d’un bleu plus tendre, les matins sont pâles et glacés. Les herbes
poudrent de gelée les canons de votre fusil. Il faut parcourir les bords de la
rivière, avoir les yeux et les oreilles sans cesse en alerte. On peut voir les
canards dans l’eau, ou les surprendre sous la berge, ou bien les tirer au
passage. Puis, ces cercles dans l’eau que vous voyez, s’agrandir, une poule
d’eau en est peut-être la cause. Elle glisse vers la berge. Vous arrivez à sa
hauteur. Elle a plongé et sans doute trouvé un trou, d’où, si vous êtes
patient, vous pouvez attendre qu’elle sorte. Mais elle n’aura nul souci de vous
faire attendre.
À cette époque, les rivières attirent encore des vanneaux,
des ramiers, des courlis. Il y a aussi des bécasses chassées des bois voisins
par le gel « qui ferme la terre ». D’ailleurs, lors du voyage de
retour, certaines suivront les cours d’eau, et on en trouve jusqu’à fin mars.
Tout ce gibier, depuis le cincle jusqu’au héron cendré, est
habituellement varié, mais peu nombreux. Un coup de vent l’amène, un coup de
vent l’emporte. Il faut un concours de circonstances atmosphériques
particulièrement favorables pour que le gibier soit abondant. Beaucoup de
chasseurs se souviendront longtemps du fameux passage de la semaine de Noël de
1938. L’hiver, tiède et humide jusque-là, s’était brutalement refroidi. La
neige couvrit de nombreuses régions de l’Europe. Les fleuves du Nord et du
Centre, les étangs de la Camargue étaient gelés. Nos rivières devinrent un
paradis de la chasse. Canards, bécasses et bécassines s’y abattirent. On
chassait par un vent glacial. Beaucoup de canards, privés de leur résistance
coutumière, se firent tuer dans l’eau. Dans tous les buissons, il y avait des
bécasses. Il en partait sous les pieds, dans les prés, en plein découvert. Les
vanneaux se laissaient approcher. Les canards, sur nos rivières, se limitent
d’ordinaire aux espèces colvert et sarcelle. On tua des pilets, des milouins,
des souchets ; on tua des foulques ; on tua des oiseaux qu’on n’avait
jamais vus. Cela dura trois jours. Quand reverrons-nous pareille
merveille ?
La chasse au gibier d’eau à la rivière est pleine d’agrément
et d’imprévu. En 1940, avec un de mes amis, nous y chassions jeudis et
dimanches, pendant la période de neige qui dura un mois. C’était pénible et
passionnant. Mon ami avait des bottes dites cuissardes. Par les temps que nous
vivons, y n’avais pu me procurer que des bottes montant aux genoux. Quand il
s’agissait de traverser un endroit trop profond, mon ami me prenait sur son
dos, et nous allions ainsi d’un bord à l’autre.
Un jour, ce à quoi nous avions échappé cent fois arriva.
Nous faisions une traversée, lorsque, aux premiers pas, une traîtresse
excavation fit que je sentis mon ami s’évanouir sous moi et j’entendis le
glouglou de l’eau s’engouffrant dans ses bottes. Je sautais sur la rive, mais
mon ami sortit de l’eau, baigné jusqu’au ventre. Il commença par vider ses
bottes, il se déshabilla. J’allumai un buisson dans la neige. Mais il fallut
bientôt nous rendre à l’évidence que, par un temps aussi froid, il était
impossible de faire sécher dehors un pantalon de velours, des chaussettes de
laine, un caleçon molletonné, une chemise épaisse. Il y avait un mas à environ
un kilomètre. Mon ami traversa la plaine, vêtu d’une courte veste de chasse et
de ses bottes, ce qui laissait sa personne vide de vêtement à l’endroit que les
convenances ordonnent précisément de cacher. Je marchais donc en éclaireur pour
éloigner les dames ou les demoiselles que son accoutrement aurait pu choquer.
Au mas, j’annonçai sa venue, afin qu’il ne fût reçu que par les hommes. Nous
fûmes prévoyants : le fermier eut juste le temps d’éloigner sa fille,
qu’une intempestive curiosité avait attirée.
Deux heures après, séchés, nous reprenions le cours de
l’eau, mais nous n’avions vraiment pas volé la bécasse, la sarcelle et les dix
grives que nous rapportâmes le soir.
Ainsi, la rivière ajoute son charme à la chasse du gibier
sédentaire. Plus qu’ailleurs, les années s’y suivent et ne s’y ressemblent pas.
Bien des journées y sont creuses. Mais elle nous laisse toujours l’espoir dans
son splendide paysage. On lui pardonne le froid et la pluie qu’on y endure, que
dis-je, on lui en est reconnaissant, lorsqu’un canard rôti apparaît sur la
table, répandant avec son parfum de gibier cet inaltérable souvenir :
l’eau battue par l’envol, les ailes déployées à travers les branches, l’oiseau
aux belles couleurs ouvert dans le ciel d’hiver, le coup de fusil qui brise le
paquet de plumes et l’éclaboussement de la chute dans l’eau.
Jean GUIRAUD.
|