Accueil  > Années 1942 à 1947  > N°608 Juin 1946  > Page 186 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Contes de Crau et de Camargue

Le miroir aux alouettes

OICI comment j’appris à chasser les alouettes au miroir.

À égale distance de Salon et d’Arles, tout à côté de la délicieuse propriété du « Merle », il existe un coin de Crau reconnu merveilleux pour cette chasse captivante et unique. Un jour, donc, au café des Deux Garçons, à Aix-en-Provence, avec les camarades, tous étudiants en droit comme moi, nous résolûmes, vers fin octobre, d’aller y accomplir des prouesses cynégétiques.

L’un de nous possédait, non loin de là, un joli petit mas, fleurant le thym et l’hysope et érigeant fièrement son toit de tuiles rouges dans un vert tapis de prairies.

Il fut convenu qu’on sacrifierait un ou deux jours de semaine, car, le dimanche, on aurait eu trop de voisinages gênants. Le billard et la manille seraient abandonnés pendant ce laps de temps ; quant aux cours ..., il n’y avait rien de changé aux usages.

On fit venir de Marseille les miroirs les plus divers et les plus perfectionnés. Mon ami Hubert, l’armurier si connu de la place de la Bourse, me fit parvenir un instrument de fabrication anglaise absolument prodigieux. Étincelant comme une vitrine de diamants Bero, il pouvait, par un mouvement d’horlogerie suisse, tourner sans s’arrêter pendant une semaine. C’était splendide. Vous dire la jalousie qu’un pareil objet excita chez mes camarades serait une superfétation !

Or donc, surchargés de cartouches, bourrés de victuailles, aussi fièrement que César portant sa fortune, nous partîmes un beau martin, excitant la curiosité et l’admiration du tout Aix par le luxe de nos buffleteries et la fierté de notre démarche.

À la gare, deux compartiments suffirent à peine à caser notre matériel. À Miramas, un omnibus nous remorqua au Mas Pointu, où nous arrivâmes vers les 7 heures du soir.

Un repas solide nous sustenta, puis, après la pipe de rigueur, chacun s’en fut coucher, car l’on avait peu d’heures à dormir ...

Bien avant le petit jour, chacun était sur pied et l’on partit.

La nuit était sombre et les étoiles lumineuses. Pourtant, certains bruits se faisaient entendre, annonçant l’aurore : au loin, la claironnée d’un coq, plus près le cri scandé d’un perdreau ; des oiseaux s’envolaient sous nos pas avec de petits cris apeurés. Mais nous marchions allègrement comme à la victoire.

Soudain, notre chef de file nous fit ralentir le pas : il s’agissait de traverser le canal de Crapane, et une simple planche servait de passerelle : les deux camarades qui se trouvaient devant moi passèrent sans encombre ; il n’en fut pas de même pour moi : arrivé au milieu de la planche, je fis un faux pas et, mon équilibre étant menacé, je brusquai le mouvement et, d’un saut formidable, tombai sur l’autre rive : malheureusement, cette brusque oscillation fut néfaste à mon attirail guerrier : mon carnier se renversa soudain et j’entendis derrière moi un « pouf » sonore qui me fit froid au cœur. C’était mes cartouches et mon miroir, mon fameux miroir, qui piquaient une tête au beau milieu du canal ... Un cri de désespoir m’échappa ... Nous nous arrêtâmes, et un conseil eut lieu pour tâcher de trouver un remède à l’épouvantable catastrophe. Remplacer les cartouches n’était rien, car j’en avais un stock considérable à la ferme, mais le miroir ... où trouver son remplaçant ?

— Ma foi, me dit notre hôte, je ne vois qu’un moyen de tout concilier : j’ai au mas, dans quelque coin que Jérôme doit connaître, un vieux miroir à ficelles, un objet préhistorique. Je vais te donner le mien et je retournerai prendre l’autre.

Une semblable proposition faite à ce moment démontrait chez son auteur un véritable héroïsme : je ne voulus pas demeurer en reste de générosité et refusai nettement.

À l’horizon, une barre claire découpait déjà le fin profil des Alpines et plus à l’est les peupliers sveltes du mas.

— Vous allez, dis-je, vous placer tous au plus vite, car le jour approche, pour moi je file tout d’une traite au mas et en reviens avec des munitions et le miroir ; ce sera une demi-heure perdue à peine, car j’irai vite. À bientôt.

Et je disparus dans la direction du mas. Saint Hubert me donnait des ailes, car, dans le sentier à peine tracé, je courais, franchissant les gros cailloux blancs et les rares touffes de foin. Sans que mon allure se fût ralentie une seconde, je pénétrai essoufflé, haletant, dans la grande salle du mas. Jérôme, qui s’y trouvait seul, fut ahuri de mon arrivée mouvementée.

En deux mots lâchés, je lui expliquai le but de mon retour, tout en enfilant avec une hâte fiévreuse un monceau de cartouches dans mon carnier. Jérôme avait une grande armoire d’Arles aux ferrures étincelantes et en retira, tout couvert de poussière, le miroir préhistorique dont m’avait parlé mon ami.

— Le voilà, l’objet, monsieur, et soyez heureux. J’allais disparaître.

— Mais, s’écria-t-il, qui va donc le tirer, votre miroir ?

— Comment ?

— Dame, fit-il, en clignant ses petits yeux malicieux, c’est solide, mais c’est moins perfectionné que toutes vos machines modernes. Vous ne pouvez tenir le fusil et tirer la ficelle à la fois.

— C’est vrai, dis-je, — puis aussitôt : N’auriez-vous pas quelqu’un sous la main pour me rendre ce service ? Je lui serai reconnaissant.

— Ce n’est pas la question, et il passa la main dans ses rudes cheveux gris, mais voilà. Tous les gars sont au labeur loin d’ici. Il faut moi-même que j’aille les rejoindre ...

J’étais atterré ...

— Mais, au fait, dit-il, j’ai votre affaire et, frappant dans ses grosses mains calleuses : Michelette, appela-t-il.

— Me voici, père, répondit une voix joyeuse, et, dégringolant gaiement l’escalier. Mlle Michelette fit irruption dans la salle.

Quinze ans au plus, mais déjà fine, et élancée comme un roseau vert, blonde comme un brin d’avoine, la figure malicieuse, éclairée de deux yeux rieurs et mobiles, un sourire sain et jeune éclairé de la blancheur de ses quenottes de petit chat, Michelette, par sa seule apparition, versa un baume apaisant sur les plaies béantes de mon impatience de dix-huit ans.

Elle fixa très franchement ses yeux sur moi et eut un joli salut à mon adresse.

— Michelette, dit Jérôme, tu vas accompagner Monsieur et tu l’aideras à faire tourner son miroir. Tu sais comment t’y prendre.

— Bien, père.

— Merci, Jérôme.

Et nous sortîmes.

Le soleil allait poindre à l’horizon et un premier frisson agitait la nature. Devant moi, Michelette allait, preste, vive et sautillante comme une jolie bergeronnette grise.

Je la suivais gaiement, séduit par la grâce légère de la « chatoune » et ne sentant guère le poids du fusil, du carnier et des mille accessoires qui brinquebalaient sur mon dos.

Elle avait mis le grand chapeau de paille des Arlésiennes et, sous sa jupe courte, ses jambes fermes et fines se dessinaient ; dans le jour grandissant, sa silhouette élégante se découpait, faisant ressortir la sveltesse souple de la taille et la courbe agréable de la nuque. Et j’en arrivais presque à bénir l’accident que je déplorais naguère.

Soudain, un coup de feu retentit au loin, à l’instant même où le premier rayon dorait l’immensité pittoresque de la Crau.

— Tiens, fit Michelette, voici vos amis qui commencent ? Puis, coulant vers moi ses yeux moqueurs comme un petit écureuil narquois.

— Cela doit vous être bien désagréable de ne pas être avec eux ?

— Vraiment, non, Michelette. Et, pour te le prouver, arrêtons-nous ici et plaçons le miroir.

— Vous voulez rire, près de cette grosse « figaïrasse ». Ne savez-vous pas que les alouettes ont peur des arbres ?

— Qu’importe, essayons toujours.

Et nous essayâmes. Nous nous arrêtâmes près du gros figuier, au pied d’une épaisse touffe de foin, à l’abri du soleil. Puis, après avoir planté le miroir en terre, Michelette revint s’asseoir à mes côtés et commença à tirer la ficelle avec une régularité parfaite. Mais ce fut en vain : comme l’avait prédit ma petite compagne, aucune alouette ne vint à bon port. Certes, on les voyait passer en l’air, comme des flammes sous le soleil ; elles approchaient, voyaient luire de loin les facettes du miroir, mais, en arrivant près de l’arbre, elles s’arrêtaient, méfiantes, et repartaient d’un coup d’aile en tirelirant gaiement.

Au bout d’une demi-heure, Michelette, fatiguée, s’arrêta ...

Je me rapprochai d’elle et commençai à lui murmurer des propos qui n’avaient rien de commun avec la chasse au miroir : elle les écouta rougissante, mais point trop farouche ... Je lui dis alors combien elle était jolie et délicieuse, et que je n’avais jamais rencontré de fillette plus exquise, et tous ces lieux communs qui lui semblaient sans doute nouveaux ... Puis, m’enhardissant, le cœur en feu, je pris les mains de la gentille « chatoune » dans mes mains et, d’un mouvement brusque, j’attirai vers moi cette jolie bouche fraîche où luisaient des dents lumineuses ...

Michelette poussa un cri, puis, se dégageant d’un bond de gazelle, elle fut debout, à la fois craintive et courroucée. Elle hésita une seconde, mais, n’osant sans doute se venger de l’offense faite, d’un second bond elle s’élança dans le sentier du mas et disparut derrière l’arbre qui nous abritait.

Je demeurais stupide et navré, en tête à tête avec moi-même et le vieux miroir qui restait à quelques mètres, lamentablement immobile et narquois.

Et je fus une fois de plus bredouille.

J. RIOUX.

Le Chasseur Français N°608 Juin 1946 Page 186