Il n’est question ici ni d’entomologie ni de philosophie
sociale à propos de la fourmi, si intéressante et si merveilleuse qu’elle soit
à ce double point de vue. Il s’agit de pêche, et pour nous, pêcheurs à la
mouche, toutes les fourmis, dont les espèces sont si nombreuses, se
ressemblent. Si je donne un croquis d’une grosse fourmi, peut-être une reine,
ce n’est que pour montrer la forme générale, les proportions, comment sont
portées les ailes, la manière dont elles sont fixées au corps, choses utiles
pour le montage de la mouche. Il faut noter de suite que la petite fourmi a
l’abdomen plus allongé.
Cependant il est nécessaire de classer les fourmis, à notre
seul point de vue, en trois catégories : les petites, les moyennes, les
grosses.
Maïs, avant d’aller plus loin, peut-être pensez-vous que je
fais là un travail bien inutile puisqu’on trouve dans le commerce des
imitations de fourmi : black ant, red ant, etc. ... D’abord ce sont
des mouches à ailes ; ensuite, à mon goût, elles imitent tout ce qu’on
voudra sauf la fourmi même dans la collection Halford. Je ne suis pas le
premier à le constater, ce qui ne m’a pas empêché de prendre des vandoises et
des chevesnes avec ces imitations ... à mes débuts. Depuis, j’ai ouvert le
« livre de la nature » et, en bon sportif, je veux vous faire part de
mes résultats, heureux si je fais gagner du temps à ceux qui ne peuvent
consacrer leur vie à des observations souvent longues et espacées dans
plusieurs années.
Voici comment est né le désir d’étudier et de créer une
mouche fourmi :
Un soir de septembre, avec un phrygane fauve, je pris une
jolie truite. J’avais observé quelques fourmis sur l’eau dans l’après-midi,
mais, trouvant cet insecte trop petit, je me résignai à le négliger. L’endroit
rapide et tumultueux avait tôt fait d’ailleurs de les engloutir, et elles
passaient inaperçues. Arrivé à la maison, je m’empressai, intrigué, d’ouvrir
l’estomac de ma truite : avec quelques éphémères, des nymphes noires, je
comptai plus de 500 petites fourmis ailées et pas un phrygane. Je résolus
immédiatement d’imiter la fourmi malgré la difficulté que je pressentais.
Si j’ai observé des fourmis ailées sur l’eau en
février, c’est en juin, juillet, septembre et octobre que l’on constate
habituellement des éclosions de fourmis surtout en fin septembre et début
octobre. Il n’est pas besoin d’aller au bord de la rivière pour cela. Quand, au
mois de septembre, après une journée de pluie, il fera beau et chaud, vous
verrez, le long de votre chemin, des nuages de moucherons tourbillonner, à
l’abri des arbres et des haies s’il fait du vent, en tout lieu s’il fait
calme ; vous serez en présence de petites fourmis et vous pourrez dire à
coup sûr : « Le poisson gobe. » Je ne me suis jamais trompé. Les
fourmis tombent à l’eau comme elles tombent ailleurs.
Elles tombent parce que leur vie aérienne est de courte
durée : le temps de s’accoupler. En fin de quoi, le mâle meurt, et la
femelle qui en réchappe (deux ou trois pour mille !) perd ses ailes, va
pondre et essayer bien péniblement de fonder une nouvelle colonie. Mais le vent
aussi projette les couples à l’eau et il y a des jours où ce ne sont que
couples de fourmis que l’eau emporte. Je ne dis pas cela pour faire du
sentiment, mais pour justifier l’interprétation de notre future mouche ;
car, si je vais donner une mouche exacte, je donnerai aussi une mouche
fantaisie que le couple peut justifier à la rigueur.
La petite fourmi est bien petite. Cinq millimètres
pour la dimension du corps ; les ailes, au nombre de quatre, ont 5 à 6 millimètres ;
le corps est noir brillant ; l’abdomen, rond et allongé, est agrémenté de
trois pièces génitales à allure de cerques ; le thorax, de même teinte,
est également brillant ; les pattes sont couleur jaune-or ; elle a
deux antennes relativement longues ; les yeux sont invisibles, la fourmi
est presque aveugle : c’est le mâle. Elle flotte sur l’eau renversée, le
corps en l’air, son abdomen recroquevillé et remuant. Étant donnée sa
petitesse, elle est presque inimitable, malheureusement. Elle est la plus
nombreuse et la plus gobée.
Mais, en même temps qu’elle, on en trouve une plus grande,
environ deux fois plus : c’est ce que j’appelle la moyenne. En
réalité, c’est la fourmi femelle. On compte une femelle pour cinq ou six mâles
qu’elle traîne et qui « attendent leur tour », comme dit Maeterlinck.
Donc la moyenne a 12 millimètres environ comme
dimension totale de la tête à l’extrémité des ailes. Le corps — tête,
thorax, abdomen — 8 millimètres ; les ailes, 9 à 10 millimètres,
claires, presque pas de nervures ; les antennes, 3 millimètres
environ ; les pattes, 6 millimètres. La couleur du corps et des
pattes est jaune d’or dans les luisants, bistre dans l’ombre. Suivant les
espèces, la couleur est variable.
Celle-ci, étant données ses dimensions, peut s’interpréter.
Enfin, nous trouvons aussi parfois, mais rarement, la
grosse, dont le croquis ci-joint donne la forme, le volume et les
dimensions.
Interprétation.
— Remarquer, en premier lieu, que le thorax et
l’abdomen sont pour ainsi dire détachés ; c’est un fil qui les relie. La
hampe de l’hameçon sera toujours trop grosse. Néanmoins, il faudra s’en
contenter.
Matériaux : coton mercerisé marron ou, mieux,
crin de cheval marron, hackle de coq brun, hackle de coq gris clair doré,
hameçon no 16 (le 18 conviendrait mieux, mais l’expérience nous
a déterminé à l’abandonner, quoique donnant plus de touches : à cause de
la partie renflée de l’abdomen, l’hameçon pique mal, et les décrochages sont
presque toujours la règle) ; vernis à ongle blanc ou rose.
1er temps : à partir de la
courbe de l’hameçon, faire l’abdomen. Enrouler le fil une fois ou deux, passer
du vernis à ongle, laisser sécher et recommencer ainsi jusqu’à satisfaction.
2e temps : même question pour le
thorax qui doit être séparé de l’abdomen, mais en fixant dès le début un hackle
de coq brun à courtes barbules que nous enroulerons deux ou trois fois pour
imiter les pattes. Supprimer aux ciseaux les barbules verticales.
3e temps : monter à l’espagnole
avec une mèche de barbules de hackle de coq gris clair — doré si possible— les
ailes qui doivent être légères.
C’est une méthode assez longue et délicate, étant donnée la
petitesse. Pour ceux que la difficulté rebutera, je leur prédis presque autant
de succès avec une fourmi montée à la façon d’une araignée, sans vernis, mais
en soignant toutefois la forme, le volume, la transparence et la légèreté des
ailes. Avoir une fourmi sous les yeux au moment du montage est une bonne chose,
au moins dans le début et de temps à autre par la suite. N’oublions pas de
consulter la nature : c’est notre maître.
Deuxième interprétation.
— On peut imiter la fourmi qui flotte renversée, à plat
sur les ailes, l’abdomen recourbé tourné vers le ciel. Nous monterons pour cela
la fourmi en araignée, avec une belle collerette, nous couperons ensuite aux
ciseaux toute la partie supérieure de la collerette suivant un plan horizontal
ne conservant, du côté des pattes, qu’une demi-sphère de barbules. Cette mouche
se placera à plat sur l’eau, la partie courbe de l’hameçon tournée vers le
ciel, et flottera bien.
Méthode de pêche.
— La fourmi fait partie de quelques objets qui ne
peuvent être utilisés qu’en mouche sèche : insectes à grandes éclosions,
emportés par le courant sans aucune réaction, quelquefois parce qu’ils sont
trop petits pour réagir (smuts), quelquefois parce qu’ils sont morts (éphémères
crépusculaires). Le duvet de peuplier, objet inerte, peut en être pris comme le
type. Tous les pêcheurs comprendront qu’une imitation de duvet de peuplier ne
doit pas se travailler. Il en est de même pour certains insectes, dont la
fourmi. La technique de la mouche sèche « up stream » est la seule
indiquée. La mouche noyée ne donnera, je le dis par expérience, que le
« désespoir » du pêcheur, tandis que la mouche sèche remplira le
panier en plein soleil, au milieu du jour, dans le plaisir et la joie d’un joli
sport.
Employer deux mouches graissées ainsi que la ligne, en
lancer courbe si on veut pour augmenter les prises, sur les graviers à petits
fonds et courant lisse pour la vandoise et le chevesne. Les endroits tumultueux
et aérés à fond inégal de rocher conviendront pour la truite, l’eau étant
généralement chaude par éclosions de fourmis. Lancer classique à une ou deux
mouches.
P. CARRÈRE.
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