Je n’ai pas connu cette époque héroïque, antérieure à ma
naissance. Mais voici comment des gravures et des documents de l’époque
représentent nos premiers champions officiels.
je sais bien que, lorsque je relis l’histoire dans les
manuels qu’on offre en pâture aux pauvres potaches, ou bien lorsque je lis les
récits conformistes de batailles auxquelles j’ai personnellement participé, il
y a vingt ans, j’en éprouve une certaine méfiance envers les historiens. À plus
forte raison sur ce que l’on admet comme vérité historique concernant les
siècles passés, où l’on se demande où finit « l’histoire » et où
commencent « les histoires ».
Il n’en reste pas moins qu’en matière de sport, comme
ailleurs, il existe, depuis le dessin et la photographie, des documents
incontestables et des témoins encore vivants et sincères de la génération qui
nous a précédés.
Il est certain que, de tous les sports, le plus ancien est
celui que nous appelons aujourd’hui l’« athlétisme », puisque le fait
de courir, de lancer, de grimper, de sauter, de se battre à main nue, est l’une
des activités naturelles de l’homme de tous les temps.
Les hommes n’ont pas attendu M. de Coubertin, ni M. Hébert
pour se mesurer entre eux dans ce genre de compétition ; ni les règles
élégantes de la boxe anglaise ou française pour s’entre-casser la figure. Entre
le pancrace de Sparte et le soldat de Marathon (qui n’avait pas subi le
contrôle médical, car le ministre n’était pas encore chargé de le rendre
obligatoire, et qui en est mort) et Jean Bouin, s’échelonnent à coup sûr
de grandes performances que l’histoire n’a pas retenues. Elles avaient même
l’audace de se dispenser d’une autorisation fédérale.
Mais, pour ce qui concerne notre pays et que nous pouvons
appeler notre « ère » sportive nationale, régie par les témoins
impartiaux que sont le chronomètre et le système métrique, on s’accorde à en
fixer le début vers 1880. C’est vraisemblablement à l’exemple des Anglais, qui,
depuis le roi Henri VIII, lui-même coureur à pied de bonne classe, et le
duc de Monmouth, qualifié par ses compatriotes, bien avant notre Basque
national, de « bondissant », que nous obéîmes à la manie (heureuse
pour une fois) de nous extasier sur tout ce qui vient de l’étranger et de créer
les premières sociétés sportives et les premières épreuves officielles
distribuant des titres de champions. Les premières rencontres consistèrent
d’ailleurs dans des rencontres avec des coureurs anglais, émules de Foster Powell,
qui fixèrent le premier record de l’heure en course à pied officiellement
contrôlé, avec 16 kilomètres dans l’heure, en 1764.
Les premiers adeptes en France (1880) furent les scolaires.
Il a fallu le désastre de 1940 pour que l’Université, d’où le sport français
est parti, y revienne véritablement avec la foi dont elle n’aurait jamais dû se
départir.
Les élèves du lycée Condorcet, trouvant rapidement
insuffisante la piste qu’ils avaient improvisée dans le grand hall de la gare
Saint-Lazare, créent, le 20 avril 1882, le Racing-Club de France (qui
s’honore à juste titre du beau nom de « Club doyen »), dont la
première circulaire, signée « Twhight, Saint-Arnaud et F. de
Hainaut », indiquait que « les écuries se distinguent, par des
écharpes et des toques ».
Les premières courses se disputèrent au Bois de
Boulogne : courses plates sur la route de Madrid, courses d’obstacles sur
la piste cavalière autour de la grille du Tir aux Pigeons (1882).
Les dessins d’alors nous représentent les coureurs toque
enfoncée sur les yeux et les oreilles, casaque, culotte bouffante serrée aux genoux,
bas de soie noirs (sans « bons » et sans « points »).
Exactement des jockeys débottés. Sans oublier la cravache, destinée sans doute
à donner de l’ardeur au coéquipier, ou à écarter le concurrent dangereux de
l’écurie adverse.
Les compétiteurs ne s’appelaient pas, comme ces dessins
pourraient le laisser croire, de Saint-Clair, Fernand Meiers, Blanchet ou
Durand ou Dupont, comme vous et moi. Ils s’appelaient : Bruce, Dandin,
Saint-James, Acacia, Villars, Verduron, général Williams, etc. …, noms de
chevaux réputés de l’époque. Le tout complété, ne vous en déplaise, de
propriétaires d’écuries, de bookmakers et de prix payés en argent variant entre
deux et cinquante francs, selon l’importance présumée du pari mutuel. On n’a
jamais entendu dire que les coureurs aient été pour cela disqualifiés, ni
traités d’amateurs marrons, d’autant plus que ces grosses recettes étaient
utilisées à « arroser » la gloire des vainqueurs à titre de
consolation pour les lanternes rouges.
On ne les obligeait pas, toutefois, à manger de l’avoine.
Mais, si l’on en juge par leur prestance, qu’est-ce qu’ils devaient toucher
comme tickets de viande !
Ne souriez pas, jeunes espoirs d’aujourd’hui. Ils n’avaient
pas, comme vous, la chance de posséder des pistes en cendrée, des entraîneurs
compétents, des souliers à pointes, ni même de ministre des Sports. Mais c’est
grâce à ces glorieux apôtres et à ces bons ouvriers de la première heure que
vous avez aujourd’hui tout cela et que le sport français est devenu ce qu’il
est.
Robert JEUDON.
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