Le fiacre est de nouveau à la mode ; on le voit
déambuler dans les rues de la capitale traîné par un cheval à l’air doux et
mélancolique ; sa silhouette, bien parisienne, nous est redevenue
familière. Le fiacre est, en effet, essentiellement parisien ; son cocher
est entré dans le folklore de la capitale et un peu dans l’histoire, dans la
petite tout au moins.
Il y a environ trois siècles que les fiacres circulent dans
nos rues. C’est vers 1640 ou 1645 qu’un sieur Sauvage s’avisa d’entretenir des
chevaux et des voitures que l’on pouvait louer à l’heure. Notre homme demeurait
rue Saint-Martin, dans un hôtel appelé Hôtel Saint-Fiacre : ses
voitures prirent le nom de sa demeure ; Lenôtre écrit qu’à cette époque un
moine du couvent des Petits-Pères, nommé Fiacre, mourut en odeur de sainteté et
que peut-être les cochers mirent son portrait dans leur carrosse afin de le
protéger ; ce serait un ancêtre de nos plaquettes de saint
Christophe ; nous préférons la première hypothèse, qui nous semble plus
logique.
Sauvage eut bientôt des imitateurs. En 1657, M. de
Givry obtint des lettres patentes lui permettant d’établir des voitures dont le
public pouvait disposer depuis sept heures du matin, soit à l’heure, soit à la
demi-heure. En 1692, une calèche coûtait vingt sols l’heure. L’existence de ces
voitures était seulement tolérée, elle ne fut autorisée légalement qu’en août
1698. Les carrosses de place avaient un tarif fixé à vingt-cinq sols la
première heure et vingt les heures suivantes ; ils avaient leurs places réservées
où les fiacres ne pouvaient stationner, car ils étaient alors considérés comme
voitures de remise, lorsqu’ils étaient loués à la demi-journée. Un voyageur
nous dépeint les fiacres de la fin du XVIIe siècle sous de sombres
couleurs : « Ils sont, nous dit-il, délabrés et couverts de
boue ; ils ne sont faits que pour tuer les vivans ». Les chevaux qui
les tirent « mangent en marchant comme ceux qui menoient Sénèque à la
campagne », les cochers sont brutaux et crient sans arrêt, si bien qu’il
« semble que toutes les furies soient en mouvement pour faire de Paris un
enfer ». Et notre homme termine sur cette pointe : « Cette
voiture cruelle se paye à l’heure, coutume inventée pour abréger les jours dans
un temps où la vie est si courte. »
Au début du XVIIIe siècle, les fiacres sont de plus
en plus nombreux, les cochers de plus en plus grossiers et leurs chevaux de
plus en plus étiques. Cette voiture n’est pas une voiture pour gens de qualité,
nous apprennent les manuels à l’usage des touristes. « L’on peut bien se
servir des voitures de cette sorte pour aller, par exemple, voir quelque ami ou
la comédie, ou l’opéra, trouver son banquier, abriter quelque part une chose,
etc., car, comme cela se fait en peu de temps, on donne au fiacre les
vingt-cinq sols et on le renvoie, mais, quand on veut aller faire sa révérence
à des gens de qualité, l’on ferait pauvre figure en venant dans un
fiacre. » À cette époque, les fiacres étaient à la disposition du public
de huit ou neuf heures du matin jusqu’à minuit, mais non pendant l’heure du
déjeuner, afin de laisser reposer les pauvres chevaux. On donnait au cocher qui
vous avait charrié toute la journée une pièce de dix sols ou un peu plus pour
boire.
En réalité, on ne trouvait plus, à partir de onze heures du
soir, un fiacre, même à prix d’or. À la sortie des théâtres, il fallait passer
par le porte-falot pour avoir une voiture. Après le souper, dans les rues de
Paris au XVIIIe siècle, les bons bourgeois entendaient le cri
familier : voilà le falot ! Le falot était porté par un homme
connaissant bien sa ville ; ce drôle se postait à l’issue du spectacle,
car il était aussi « le commettant des fiacres » ; suivant la
pièce qu’on lui donnait, il faisait avancer ou reculer la voiture. « Il
faut les payer grassement, nous dit un contemporain, sans quoi vous ne voyez ni
conducteurs, ni chevaux. »
Parfois même, le cocher de fiacre ne voulait pas
« charger » le client. Une voyageuse anglaise qui vint à Paris sous
Louis XVI nous conte qu’un jour, surprise par un orage, elle voulut
rentrer chez elle en voiture ; elle héla un automédon : « Il y
avait trois fiacres sur la place, écrit-elle ; telle est la nature des
gens du peuple, à Paris, que j’eus beau leur offrir trois fois le prix du tarif
ordinaire, tous refusèrent de me conduire, répondant qu’ils avaient, ce
jour-là, de quoi souper et boire, et que rien ne les forcerait à bouger. »
Ajoutons que le langage du cocher, très pittoresque, était
loin d’être académique ; son étude serait bien curieuse et devrait tenter
un dialectologue en mal de thèse. Le mot fiacre était devenu une insulte. Dancourt,
dans une très amusante scène de sa comédie du Moulin de javelle, nous
montre un cocher menant une jeune blanchisseuse de la Grenouillère qui veut se
faire passer pour une comtesse ; le dialogue est très amusant, lestement
mené, et le passage rapporte une conversation entre une jolie fille et un
cocher légèrement ivre qui veut profiter de la situation.
Le fiacre était d’ailleurs, à cette époque, une voiture qui
servait fort souvent à la galanterie, surtout ceux qui étaient garnis de glaces
de bois ; un poète du temps nous dit que :
Du voyage de Cythère Il précipite le cours.
Les chevaux étaient de pauvres bêtes, souvent rudoyées par
leur maître et qui faisaient pitié. « Les misérables rosses qui traînent
ces voitures délabrées, écrit Sébastien Mercier, sortent des écuries royales et
ont appartenu à des princes du sang. Ces chevaux réformés avant leur vieillesse
passent sous le fouet des plus impitoyables oppresseurs ... » Un
voyageur partant pour la Beauce, sous le règne de Louis XV, nous dépeint
ces pauvres bêtes qu’il compare à celles dont les vétérinaires se servent pour
leurs démonstrations anatomiques.
Et nous pensons aux vers d’Edmond Haraucourt, qui a su si
bien faire le portrait de « Cocotte » :
Ouvrant ses grands yeux ronds, doux comme sa pensée,
Il court, en ruminant dans sa tête baissée
L’oubli de la douleur et le pardon du mal.
Et la foule, devant ce héros qu’on assomme,
Passe sans regarder ce sublime animal
Dont nous ferions un saint si Dieu l’avait fait homme !
À maintes reprises, les cochers se révoltèrent en demandant
de nouveaux privilèges. Un jour, dix-huit cents fiacres vides allèrent
présenter une requête au roi, qui était à Choisy, au grand étonnement de la
Cour, fort surprise de voir la plaine couverte de ces véhicules sales et
délabrés.
Au début de la Révolution, ce fut bien pis. Il y avait alors
une circulation intense, et un piéton se plaignit à l’Assemblée nationale, en
juillet 1789, « de l’innombrable quantité de voitures qui sont comme
autant d’ennemis renaissants contre lesquels il faut sans cesse se précautionner ».
Les cochers, eux, se plaignirent d’avoir beaucoup souffert pendant
l’hiver ; leurs voitures ont été brisées, elles ont servi à faire des
barricades dans les rues ; de plus, on préfère maintenant les voitures à
l’anglaise — on était en pleine anglomanie ; le privilège est très
lourd. Un passage de la supplique nous apprend qu’il y avait alors à Paris
environ six mille voitures de place. Il y avait vingt-deux stations de fiacres.
Depuis une dizaine d’années, les voitures portaient une
lettre de l’alphabet et un double P sur fond rond ; enfin, depuis
plusieurs années, elles étaient numérotées afin de faciliter les enquêtes de
police. Il y avait déjà une compagnie des petites voitures.
Les tarifs étaient les suivants : pour une course de 6 heures
du matin à 11 heures du soir, 1 livre 10 sols ; de 11 heures
du soir à 7 heures du matin, 1 livre 16 sols. Le prix de l’heure
du jour était environ de 1 livre et quelques sols, la nuit de 2 livres.
L’Assemblée nationale adopta le tarif de vingt-quatre sous la course de jour,
et trente sous celle de nuit ; l’heure de jour était fixée à trente sous,
celle de nuit à quarante sous.
À la fin du XVIIIe siècle, le fiacre devient plus
élégant. En l’an IX, l’almanach parisien constate un certain luxe dans ces
humbles voitures. L. Prudhomme écrit, en 1807 : « Aujourd’hui,
il y a environ 2.000 fiacres ; les voitures sont très belles, bien
suspendues, les cochers bien vêtus ; néanmoins, l’éducation d’un grand
nombre n’est pas plus soignée que celle de leurs anciens camarades. À jeun, les
cochers sont assez traitables ; vers les deux heures, plus
difficiles ; le soir, à l’heure du spectacle, ils sont intraitables. La
police est très sévère à leur égard ; si les cochers veulent vous faire la
loi, il faut vous faire conduire chez le commissaire de police le plus
voisin. » Le tarif du 11 vendémiaire, an X, fixant le prix de la
course à 2 francs l’heure, fut longtemps en usage.
Vers la fin du XIXe siècle, l’excellent historien
G. Lenôtre nous apprend qu’il y avait alors 13.350 fiacres et 78.865 cochers,
c’est-à-dire six cochers pour une voiture !
Ces cochers formaient une classe à part très pittoresque,
composée de cochers de grande maison sans place, d’anciens tringlots, de clercs
de notaire congédiés, d’huissiers ayant eu des malheurs, etc.
Rappelons aussi que le surnom de Collignon donné aux cochers
de fiacres vient de ce qu’en 1855 un cocher de ce nom assassina son
client ; on oublie l’origine de ce surnom, qui d’ailleurs, de nos jours,
semble désuet.
Roger VAULTIER.
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