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Le phare

Chaque année, des milliers d’oiseaux périssent contre les phares.

La nuit était claire et transparente. Depuis que le grand disque blanc de la lune s’était élevé à l’horizon, une lumière bleuâtre et diffuse avait succédé à la dure clarté du jour. De la lisière des grands bois jaunis et, déjà, à demi dépouillés, dame Bécasse s’était envolée pour entreprendre la grande randonnée annuelle vers d’autres climats. D’autres aussi avaient fait comme elle ; mais chacune avait pris sa route séparément, les belles mystérieuses n’aimant point la compagnie. Elle se trouvait donc seule à glisser, sur ses courtes ailes rondes, à travers l’air frais de la nuit qui portait, comme un fétu, son corps arrondi et lourd de graisse. Pattes repliées et invisibles, le bec vers la terre, elle filait ainsi, sans fatigue, d’un train soutenu, à coups d’ailes réguliers et sûrs. Parfois, elle étalait ses ailes et glissait en planant, sans aucun effort, comme inconsciente du chemin parcouru, bercée par le grand silence des solitudes. Durant des nuits et des nuits, elle avait survolé des masses profondes de forêts frémissantes : sombres pyramides des sapins nordiques, aux dessous pleins de nuit et de froideur humide ; bouleaux d’argent, clairs et légers, aux sous-bois mélancoliques, où il fait bon s’arrêter pour piquer du bec dans les grasses pourritures des humus abondants en vermine ; hêtres couvrant les pentes des collines de leurs hautes futaies droites, pleines de l’or de l’automne et d’innombrables volées d’oiseaux gris-perle ; grands chênes centenaires au-dessus desquels planaient, suspendus dans le vide céleste illimité, de grands rapaces immobiles. Elle avait passé au-dessus de vastes étendues où s’étalaient de grands marécages peuplés d’une variété infinie d’oiseaux, avec toutes les familles d’échassiers aux longues pattes et au long bec et de palmipèdes à bec plat. De grandes plaines avaient fui au-dessous d’elle, coupées de fleuves qui s’écoulaient vers les lointaines profondeurs marines ; des massifs de montagne où des pics étaient, déjà, blancs de la neige nouvelle de l’hiver qu’elle fuyait. La route était toujours la même. Il fallait suivre la grande loi immuable, vieille comme le temps et qu’on savait avoir, sans nul doute, toujours régné sur le monde.

Et, chaque jour, un peu avant l’heure où la nuit commence à fuir devant la lueur d’une aube naissante, elle s’arrêtait à l’endroit propice que lui indiquait un instinct infaillible : sous-bois mouillé, bosquet à source claire ou mare luisant dans une coupe ; bas-fond humide au fond de quelque vallon boisé, ou épais taillis bordant quelque rivière tranquille. Alors, tenaillée par la faim, après une longue nuit de route, elle allait en tous sens, scrutant le sol de son grand œil de jais et piquant du bec dans la couche molle où elle laissait de minuscules trous. De temps à autre, un ver en sortait, ramené par le crochet du bec : ver rouge qui se tordait en essayant en vain de regagner rapidement les sombres dessous d’où il avait été extrait ; ver blanc, court et gras, qu’un bec rapide engloutissait d’un trait ; ou quelque minuscule limace brune se traînant sur une feuille morte. Parfois aussi, le bec fouillait les champignons à moitié pourris par les pluies ou les gelées. Il s’enfonçait, longue aiguille, dans la masse molle et spongieuse qui recèle des quantités de petits vers innombrables, en ressortait tout gluant de vermine, s’enfonçait encore, passant ainsi de l’un à l’autre, du gros cèpe aux dessous moussus à la belle oronge dorée, du lactaire sanglant, taché de vert-de-gris et dont les traînées jalonnent les bordures, au bolet visqueux que l’on trouve surtout dans les taillis de jeunes pins.

Alors, rassasiée et le plein jour venu, elle cherchait un épais buisson, un pied de vieille souche aux abords herbus, un coin de mousse épaisse, un carré de fougères ou quelque grande touffe de bruyère. Elle piétinait un instant la place choisie, y tassait son corps lourd et rond, et, bientôt, sous la livrée mordorée à la poitrine grise et rayée de brun, elle se confondait, invisible, avec les choses d’alentour et pouvait prendre, pour la journée, un repos bien gagné. Elle ne bougeait plus jusqu’à la nuit tombante, jusqu’à l’heure où les oiseaux diurnes enfoncent leur tête sous l’aile pour dormir, tandis que les autres, au contraire, les coureurs de nuit, s’étirent sur leur gîte, allongent une patte, ouvrent une aile, secouent leurs plumes et, se dressant enfin, quittent leur cachette pour aller à la pâture.

La belle solitaire ne se pressait pas dans son voyage, car on avait encore de belles journées tièdes. Quand un coin lui plaisait, elle s’y cantonnait quelques jours, jusqu’à ce que sa fantaisie la fît changer de lieu ou qu’elle fût dérangée par quelqu’un de ces impitoyables coureurs de bois qui, chaque année, à la même époque, vont à la poursuite de l’oiseau roux. Elle savait, heureusement, beaucoup de ruses pour dépister les poursuivants.

Mais, une nuit, elle sentit venir les mauvais jours. La bise sifflait dans les branches, les fougères se secouaient, se balançaient furieusement en tous sens au-dessus de sa tête, et le froid s’insinuait sous les plumes. Le sol était dur et le bec cherchait en vain à s’enfoncer dans la couche jusqu’alors molle du sous-bois. Elle dût chercher une source abritée où l’on pût encore vermiller à l’aise. Elle la trouva, vers le matin naissant, dans un petit ravin buissonneux environné d’épais taillis. Elle assouvit sa faim, avant d’être dérangée par une famille de corbeaux qui vinrent picorer tout autour. Elle n’aimait guère ces oiseaux noirs, lugubres, qui endeuillent la nature et dont le bec épais est, parfois, dangereux. Blottie dans le fourré, elle les regardait aller et venir à pas comptés et s’élevant parfois d’un petit vol lourd qui ressemblait plutôt à un saut de crapaud. Quelques geais aussi, attirés par l’eau claire et les baies des buissons, vinrent criailler aux alentours ; mais les corbeaux, jaloux, les chassèrent du lieu où ils se croyaient maîtres. Un merle vint se poser bruyamment au-dessus d’elle. Elle le vit, à travers les branches, piquer de son bec jaune d’or les prunelles que la gelée n’avait pas encore fait tomber ; il se trémoussait, alerte, hochant la queue, poussant de petits gloussements et tournant en tous sens sa tête toujours aux aguets. En voilà un qui ne sait jamais rester en place ! ...

Le soir, elle descendit de nouveau pâturer à la source et, rassasiée, se reposa jusqu’à ce que la nuit fût venue. Alors, elle dressa la tête, pointa son bec pour prendre le vent, fléchit sur ses pattes et, d’un bond, s’envola pour reprendre sa route.

Elle voyagea, ainsi, dans les ténèbres, car la lune ne se montrait plus. La bise la poussait, se faisant de plus en plus forte et froide. On sentait que, cette fois, les mauvais jours étaient arrivés et que, vers là-haut d’où elle venait, les grands froids avaient élu domicile. Elle perça, ainsi, durant des heures, le ciel enténébré et plein des rumeurs d’une tempête qui s’approchait. Puis, le froid, brusquement, devint plus intense. Elle sentit qu’en bas tout devait être gelé. Elle entendit glisser, à plusieurs reprises, isolées ou par bandes, d’autres ailes dans la nuit. D’autres oiseaux, comme elle, fuyaient vers des lieux plus propices. Elle entendait des cris grêles de bécassines, des sifflements doux de vanneaux, des appels grinçants de courlis, la voix rauque et lente des oies sauvages. Un moment éclata, par-dessus tout, le grand cri d’un cygne qui appelait sa femelle ; il n’annonçait pas le beau temps, car il faut vraiment que la froidure soit exceptionnelle pour que voyage le grand oiseau blanc des solitudes arctiques.

Le jour lui montra une nature écrasée sous le gel. On voyait toutes les mares, tous les étangs recouverts d’une couche glacée ; et les fleuves eux-mêmes ne coulaient plus, figés, immobiles au milieu des terres mortes. Elle poussa toujours plus loin, suivant les bandes ailées qui fuyaient toujours, vers cette extrémité du continent où les courants chauds qui le baignent font la température plus clémente. Et, par une nuit sans lune, on aperçut, au loin, une grande lueur mouvante qui semblait errer sur une grande plaine noire. Un mugissement sourd et continu montait d’en bas. Elle comprit alors qu’elle longeait la grande étendue salée, la grande mare sans limites qui ne gèle pas. Elle se dirigea vers cette source de lumière qui l’attirait. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Mais d’autres aussi faisaient comme elle, fascinés par le grand œil tournant qui trouait la nuit et jetait, sur la mer, des coulées lumineuses. Elle passait ainsi du noir épais à un éblouissement éclatant. Ses yeux se lassaient de ces changements brutaux qui faisaient l’ombre plus noire et la lueur plus dure. Elle aurait voulu changer de direction ; mais, poussée par une force inconnue, elle se sentait invinciblement attirés vers cette éblouissante clarté.

Brusquement, un choc arrêta sa course ; la lanterne du phare était là. Alors commença la ronde effrénée autour de la lumière mortelle. Sans savoir pourquoi, elle tournait, tournait dans le blanc faisceau, essayait de s’en éloigner, piquant vers le sol ou montant dans le ciel ; mais ses pauvres yeux éblouis ne pouvaient plus s’habituer aux ténèbres et elle revenait bien vite vers le phare, vers la mort, comme prise dans un piège lumineux. Rien ne fatigue un oiseau comme ce vol sur place, désordonné et sans but, où les ailes doivent battre sans trêve, sans la moindre minute de repos plané. Elle le sentait bien, d’autant plus qu’elle avait lutté toute la nuit dans la tempête. Elle chercha, des pattes, un endroit où s’accrocher pour se reposer, mais ne trouva rien, sauf les vitres glissantes de la lanterne où crissaient les ongles et où sa tête se heurta une fois encore. Ses yeux, brûlés par la lumière ardente, souffraient cruellement ; ses membres fatigués se raidissaient. Et la ronde folle continuait impitoyable, irrésistible, toujours. Elle sentit qu’un moment allait venir où elle ne pourrait plus, où ce serait la fin. Le jour ne viendrait-il donc pas éteindre cette lanterne maudite ? N’arriverait-elle pas à s’évader de ce cauchemar ? Mais elle n’en avait plus la force. Elle s’abandonnait à son destin qui était de tourner, éblouie, de se cogner contre la lanterne et la balustrade du phare qui, à chaque coup, la rejetaient en arrière, brusquement meurtrie. Enfin, elle sentit ses forces l’abandonner et la vie quitter son pauvre corps endolori. Ses yeux se troublèrent. Ses pattes s’étirèrent, se crispèrent, cherchant encore désespérément un point d’appui. Un dernier choc contre la vitre, et, pantelante, épuisée, ce fut la chute au pied de la haute tour blanche qui, immuable, se dressait sur son rocher battu par l’Océan.

... Au loin, dans la vaste rumeur marine qui déferlait sur les plages désertes, sur les terres accablées et torturées par le froid, le jour commençait à poindre.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°609 Août 1946 Page 228