Tout le monde sait que la riche France ne possédait, il y a
un siècle, qu’une région désertique : les Landes du Sud-Ouest. Marais et
bergers à échasses chantent dans toutes les mémoires. On pouvait faire
resservir à propos des populations de ces régions déshéritées, les slogans et
clichés sur le serf qui arrose de sa sueur une terre ingrate et se nourrit de
pain noir et de racines. (J’ai toujours pensé qu’on appelait de ce nom les
pommes de terre.) Puis vinrent ces deux grands bienfaiteurs : Chambrelent
et Brémontier, qui entreprirent de planter de pins ces immenses étendues après
un judicieux et patient assèchement. Et je n’apprends rien à personne en disant
que le département des Landes connut une telle prospérité, surtout depuis la
guerre de 1914, qu’il passa de la grande aisance à l’énorme richesse, en
milliards de petits pots.
* * *
Landes ! terres bénies, forêt à l’odeur fine et
pénétrante, cathédrale aux millions de piliers consacrée au culte de la déesse
Résine et de sa fille : sainte Essence de térébenthine. La littérature
s’en mêle. Maurice Martin lance la Côte d’Argent. Avec les chênes-lièges et les
platanes qu’on ajoute aux pineraies, avec les courants et les
« fuyants », les étangs immenses et déserts, avec surtout cet
extraordinaire silence répandu sur tout ce sable, toute cette eau, toute cette
forêt, on arrive à composer une beauté, un genre, une ambiance tissés de
mélancolie, de douceur et de mort, de solitude insondable et d’apaisement
infini auxquels, je l’avoue, j’ai été plus que tout autre sensible ...
Mais c’était au temps où l’avion, de paix ou de guerre, n’avait pas pris
possession de ces étendues, où l’on n’avait pas « réquisitionné »,
comme on dit, ces lieux sacrés, où l’on n’avait pas profané cette vaste église
de la sylve, ni troublé, souillé, pollué le miroir de ses étangs enchanteurs.
C’était au temps où le bruit des moteurs était aussi inconnu en ces parages que
le rugissement des lions ! Enfin, c’était au temps où le plus terrible
ennemi de la pineraie ne manifestait sa puissance dévastatrice que rarement et
par courts accès de rage. J’ai nommé le Feu.
Réfugié au Pyla pendant la « seconde mondiale »,
ma plus grande crainte n’était pas de recevoir ma villa sur la tête, et je ne
pensais pas que les Allemands ni les Alliés allaient perdre des bombes à
démolir ces chalets de carton. Mais je me tenais ce simple raisonnement :
une allumette mal éteinte suffit, en plein été, à faire flamber des hectares de
pins. Je suis au milieu des pins. La sécheresse est incommensurable. C’est la
guerre. Il ne s’agit plus d’une allumette mal éteinte, mais de « machines
à feu » qui sillonnent le ciel chargées d’explosifs et de bombes
incendiaires. Il y a là de quoi faire flamber tous les pins des Landes en
quelques heures. Je mourrai grillé. C’est écrit.
Je ne suis pas mort grillé. Pendant cinq ans, les avions se
sont promenés au-dessus de ces barils de poudre, de ces millions de troncs
inflammables. Les camps d’aviation ont été bombardés. Le feu était partout. La
vie de la forêt landaise devenait paradoxale et même incompréhensible ...
Or les Landes n’ont pas brûlé ; ou si peu que l’on était en droit de crier
au miracle des miracles. Et, quand la guerre fut finie, alors l’incendie,
l’incendie à base d’allumette-tison ou de bourre de pipe, commença et fut tel que
maintenant ...
Que maintenant, je vous engage à prendre à Bordeaux le train
pour Morcenx et à regarder de préférence sur votre gauche, pendant deux heures.
Vous verrez non pas les Landes de Brémontier ou du poète Maurice Martin, mais
les Landes du temps des serfs mangeurs de racines. Ce n’est même plus une forêt
brûlée, c’est un désert, un Sahara, une infinie absence de toutes choses, un
enfer du vide, du néant, comme si deux mille avions s’étaient amusés à rôtir
tout ce qui dépassait le sol. Or les avions furent innocents.
Si encore il restait le silence !
Mais le train fait son bruit de coulisse de cinéma, le gosse
qui est en face de moi hurle pour hurler, le moteur est roi du ciel, du rail,
de l’étang, de la route. Le soleil noie de sa lumière stupide cette géhenne
couleur de cendre et de suie. Et je me bouche les oreilles, je ferme les yeux
pour ne rien voir, ni entendre de ce qui fut, jadis, dans mon enfance, le
paradis du silence et le domaine vert et parfumé de la paix.
Pauvres, pauvres landes du Sud-Ouest, qu’est-ce que le
Progrès, le déboisement et le feu ont fait de vous ! Qui vous
ressuscitera ?
Henry DE LA TOMBELLE.
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