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La chasse de printemps au coq de bruyère

En 1946, pour la première fois, la chasse du coq de bruyère a été autorisée quelques semaines au mois de mai. Cela peut sembler une innovation tout à fait révolutionnaire, et nombreux certainement sont ceux qui ont vu là l’abomination de la désolation. En fait ... en fait ... la loi nouvelle n’a rien changé. De tous temps, dans les Alpes, les montagnards ont chassé le coq en mai. La différence, s’il y en a une, est que les chasseurs partent de chez eux avec le fusil à la bretelle, au lieu de l’avoir caché dans leur sac. On ne tuera pas un coq de plus ni de moins.

Alors ... la loi actuelle me paraît au fond assez raisonnable. Quant au peuplement en coqs, il n’en subira aucune diminution supplémentaire. Je dirai plus : la chasse en période classique d’automne, où, malgré les interdictions administratives, on tire indifféremment les coqs et les poules, me paraît beaucoup plus destructive que celle du printemps, où l’on tire les mâles seuls.

À l’automne, le chasseur, généralement précédé d’un chien, parcourt les pentes qui dominent le sommet des forêts, ravins et croupes herbeuses coupées de rhododendrons, de sapinettes et d’aulnes nains qui forment un broussis d’environ un mètre de haut. C’est là que se cache le coq. À l’arrêt du chien, ou à l’approche du chasseur, il s’enlève vertical en une sorte de « saut de grenouille » qui dépasse à peine la broussaille, puis il bascule et se précipite tête baissée dans la pente, les ailes rigides. À l’apparition de l’oiseau, le chasseur fait feu et le cloue sur place, généralement à 8 ou 10 mètres, parfois même avec d’assez petit plomb. Le 6 est parfaitement suffisant, le coq, assez gros, recevant souvent vingt ou trente plombs. Malgré la différence de plumage entre le coq noir et blanc et la poule brune, le chasseur ne sait à quoi s’en tenir, bien souvent, qu’après le coup. Il m’est fréquemment arrivé de tirer en quelque sorte au son, au bruit énorme que fait cet oiseau à ailes courtes pour s’enlever au milieu de la broussaille, jetant mon coup de feu sur la forme surgie sur le ciel.

Si l’on tarde un seul instant, le coq plonge, il est lancé. On peut alors le doubler, à 30 ou 40 mètres, avec du 2 de préférence. On le tue quelquefois, on le retrouve rarement. Même foudroyé net, le coq plane, les ailes étendues, et va s’abattre raide à plusieurs centaines de mètres en contrebas, percutant parfois dans les sapins, au bas d’un à-pic que l’on ne peut contourner qu’en deux heures de marche. Si vous quittez des yeux un instant l’endroit où il est tombé, vous ne le retrouvez plus. Alors ... on tire le coq au départ. Tant pis pour les poules !

Au printemps, au contraire, il en va tout différemment. D’abord, les tireurs sont peu nombreux, il n’y a que les « enragés » qui y soient. Il faut partir en pleine nuit, par des sentiers verglacés, où il est impossible de monter en skis, et gagner, depuis le fond de la vallée, le sommet des grandes forêts de sapins, entre 1.500 et 1.600 mètres. Là, au lever du jour, les coqs mâles vont rappeler. Ils se défient les uns les autres, se livrant à de véritables duels sur la neige. Tantôt ils courent comme des chats, tantôt ils font une suite de sauts sur place, une sorte de danse ridicule, fort curieuse à voir. De temps en temps, l’un d’eux, le grand tétras surtout, plus encore que le tétras-lyre, vient se percher sur un sapin, un des derniers arbres isolés au bas des alpages, et souffle son appel : « Rou ... che ... che ! », puis descend se trémousser sur la neige.

Il n’y a là rien que des mâles.

Le chasseur, qui gèle consciencieusement, caché derrière une pierre couverte de neige ou derrière des blocs de neige descendus en avalanche, aux heures de soleil, attend qu’il fasse assez jour pour tirer. S’il a bien choisi son coin, il a entendu et repéré deux, trois ou quatre coqs. Il n’a plus qu’à guetter. Certains rappellent en imitant le soufflement lourd du coq, mais ce n’est pas indispensable. Bientôt un coq paraîtra, noir sur la neige. Il le tirera posé. C’est un tir facile, et le gibier y met toute la bonne volonté désirable. Il m’est arrivé de voir un Savoyard qui tirait des cartouches vieilles de quinze ans faire long feu trois fois de suite, le plomb allant s’enterrer à dix pas dans la neige. Aux détonations, « son coq » n’en dansait que de plus belle, et, quand je lui eus lancé quelques munitions moins antiques, il l’abattit fort proprement.

Il n’est pas rare de tirer ainsi, pendant l’heure propice du lever du jour, trois ou quatre coqs à la file. Au coup de feu, ils changent de place, mais ne se sauvent, pas. Parfois, après que les échos de la détonation se sont tus, un coq arrive se poser bien plus près que celui qui vient de se faire tuer. Ensuite le grand soleil vient faire briller la neige, les coqs se taisent et disparaissent, la chasse est finie. Aucune poule ne figure au tableau. Des coqs, il y en a toujours de reste pour la reproduction, surtout avec les mœurs de cet oiseau, auprès duquel notre fameux coq de basse-cour pourrait passer pour un ermite.

La loi autorisant la chasse de printemps, si curieuse qu’elle puisse paraître, ne nous semble donc nullement illogique. Elle a un avantage moral très net.

Actuellement, disons le mot, rien n’est fait pour la protection du gibier en montagne, mais, aux époques mêmes où la gendarmerie s’en mêlait, rien ne pouvait entraver cette coutume solidement ancrée de la chasse de printemps. Tels chasseurs qui se contentaient par ailleurs parfaitement des périodes d’ouverture légale décrochaient le fusil dès que les bûcherons signalaient que, là-haut, les coqs s’étaient mis à chanter. Ils y gagnaient une mentalité de bracos, si ce terme a cours en montagne où à partir d’une certaine altitude, les dix commandements n’existent plus. La loi actuelle fait rentrer dans la légalité pas mal de braves garçons dont c’était le seul délit de chasse, et il y a lieu de l’approuver.

Qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne pense pas. Je ne veux point légaliser tous les abus, sous prétexte d’habitudes prises. Il serait néfaste, par exemple, de légaliser le tir de la chèvre et du jeune chamois, qui est une stupidité, ou les rafles de grives et de perdrix blanches aux assommoirs. Mais, dans le cas du coq, où il y a une différence de mœurs bien tranchée qui permet de ne pas détruire une seule femelle reproductrice, je ne vois pas quel pourrait être l’inconvénient. À condition, bien entendu, que la gendarmerie, dans sa bonté suprême, veuille bien oublier que de la montagne viennent le beurre et le fromage et ne pas confondre au printemps Lebel et calibre 12, et coq avec chamois. Au fait, les plumes de la queue du coq n’ont-elles pas la même belle courbure que les cornes du chamois ?

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°610 Octobre 1946 Page 274