Chasser le chevreuil en battue, ce peut être une nécessité,
ce n’est certes pas un sport. J’avoue, pour ma part, préférer de beaucoup la
chasse au chevreuil à courre ou bien à tir devant les chiens ; je
comprends aussi la passion des tireurs à l’approche lorsque, d’une balle bien
placée, ils s’attribuent le trophée des bois d’un superbe brocard.
En battue, le tir du chevreuil n’est pas toujours commode.
Il exige de la promptitude jointe à la plus grande prudence vis-à-vis des
autres tireurs et des rabatteurs ; il nécessite de la réflexion si l’on
doit faire un choix, par exemple s’abstenir de tirer les chèvres ; enfin,
l’immobilité derrière l’affût, la cépée ou le tronc d’un arbre, augmente les
chances du tireur, dont, au surplus, les vêtements ne seront pas trop voyants.
J’ai vu tuer souvent des chevreuils au cours de battues de
bois donnant un tableau varié. Tel n’est pas l’objet de ce propos, qui concerne
plus spécialement la battue destinée à faire occire plusieurs chevreuils, dont
il faut, pour une raison ou pour une autre, réduire le nombre dans un parc,
dans un bois, ou se procurer la venaison. Et ce dernier motif exclut le
panneautage, la reprise d’animaux vivants qui serait bien la meilleure des
solutions pour supprimer un excédent de chevreuils, tout en procurant à des
forêts moins favorisées les bases d’un repeuplement opportun.
Lorsque, dans un taillis ou parmi des plantations, le nombre
des chevreuils dépasse la quinzaine par cent hectares et qu’on ne les affourage
pas, qu’ils n’ont pas de riche gagnage, il faut s’attendre à quelques
dégâts ; les rejets de chêne peuvent être broutés, les plants feuillus ou
résineux pâtir de coups de dent ou du frayoir, ce dernier aléa visant plutôt
les jeunes brins d’essences à écorce lisse telles que le frêne, le châtaignier,
le chêne pédonculé, les chênes rouges d’Amérique, mais n’épargnant nullement
les pins, surtout les sylvestres et les weymouth. Alors il faut intervenir, et
parfois s’imposent une ou plusieurs battues.
Cela postule des enceintes régulières, de 10 hectares
au plus, 15 à 20 hectares au grand maximum, bordées d’allées ou de layons
bien essartés, bien rectilignes ; des enceintes rectangulaires si
possible, plutôt que triangulaires ou en forme de trapèze, car la conduite des
traques en est facilitée. Or la grande défense du chevreuil en battue,
principalement du brocard, est de forcer la ligne des rabatteurs, de vider
l’enceinte à contre-battue. Il est recommandable, pour parer à cette ruse,
j’allais dire à cette tactique, de poster quelques tireurs, si l’on en dispose
en nombre voulu, à l’opposé de la tête de battue, en choisissant pour les
placer la proximité immédiate de coulées, lesquelles sont très apparentes dans
les bois vifs en chevreuils. Si l’on manque de tireurs et que l’on possède des
banderoles, on peut barrer les arrières par ce dispositif.
Quelques fusils, maniés par des gens de prudence éprouvée,
seront également mis en retour, c’est-à-dire sur les ailes, Deux ou trois
tireurs très sûrs marcheront avec le rabat. Enfin, la ligne principale sera
garnie tous les 50 mètres au moins par des chasseurs bien stylés. Défense
absolue sera faite à ces derniers de tirer sous bois après un signal à
déterminer ; coup de corne ou autre ; défense de tirer dans le
layon ; ne lâcher le coup de feu que lorsque l’animal est franchement
passé ; défense de tirer de trop loin afin d’éviter de blesser un animal
qui traîne lamentablement sa carcasse et ses souffrances, qui guérit rarement,
qui devient la proie des renards ou des chiens maraudeurs. En somme, ne tirer
qu’à coup sûr : tuer ou manquer franchement.
Car le chevreuil se manque en battue, n’en déplaise à ceux
qui, n’ayant jamais pratiqué cet exercice (je ne dis pas ce sport), prétendent
qu’il s’agit d’un jeu de massacre. Quelle erreur ! Le brocard qui crochète
dès qu’il vous aperçoit, qui se rapetisse, se rase presque en passant la ligne
au lieu de se déployer, de s’étaler en bondissant ; la grande chèvre qui
exécute comme une manière de chêne droit, à vous faire croire qu’elle va
culbuter ; le chevrillard qui suit un fossé, ne laissant voir qu’une vague
ligne fauve au-dessus du talus, l’animal qui se plante immobile entre deux
tireurs, puis rebrousse comme l’éclair ... tous ces stratagèmes, toutes
ces ruses déconcertent les meilleurs nemrods.
Je n’oublie pas la feinte d’une grave blessure, le chevreuil
roulant au coup de feu, restant inerte ainsi que je l’ai vu, de mes yeux vu,
tout récemment, en Bourbonnais, puis se relevant en clopinant lorsque les
rabatteurs allaient le ramasser. Non, le chevreuil n’est pas immanquable. Je
confesse en avoir manqué un certain nombre en battue, en avoir vu manquer
passablement. Cela vaut mieux que de blesser et de perdre sa victime.
Et je reviens à la battue en elle-même, à la traque,
conduite obligatoirement par un très bon garde, par un homme ayant de
l’autorité, possédant à fond son terrain, connaissant bien son personnel, se
faisant obéir au doigt et à l’œil. Si l’enceinte est de contours irréguliers,
les qualités du chef de battue sont encore plus indispensables, puisqu’il faut,
à point nommé, que les traqueurs appuient à droite ou à gauche, qu’ils évoluent
selon les contours du canton boisé.
Battue bruyante ou battue silencieuse ? Je préfère le
second système ; de simples coups de bâton sur les cépées suffisent à
pousser le gibier vers les tireurs, tandis qu’en vociférant les traqueurs
affolent les chevreuils, qui cherchent aussitôt à forcer la ligne du rabat. Il
est bon de stationner de temps en temps pour reprendre l’alignement et pour
laisser les chevreuils suivre sans hâte les coulées. Ce n’est qu’en fin de
battue que l’on pousse énergiquement la traque sur la ligne des tireurs.
Lorsque les enceintes ne sont pas trop grandes ni trop
dispersées, que l’on dispose d’une dizaine de fusils et de 15 à 20 traqueurs,
on peut battre ainsi 100 hectares de taillis, de consistance moyenne, dans
une après-midi d’arrière-saison.
Puis on fait le tableau. Et là, je demande à mes lecteurs la
permission de ne pas insister sur ce spectacle qui risque toujours d’attrister
les âmes sensibles, lorsqu’il s’agit de contempler des victimes aussi
charmantes que les chevreuils.
Pierre SALVAT.
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