— À vous, Nicolas ! À vous !
Deux éclairs, accompagnés de deux coups de tonnerre qui
brisèrent le silence du marais, trouèrent la nuit qui tombait. Mais les trois
colverts qui passaient, tendant le cou vers les nues, montèrent un peu plus
haut et poursuivirent leur chemin.
Le vannier, debout dans sa barque, leva les bras au ciel en
signe d’impuissance.
— Vous avez chargé avec du fromage mou, ce soir,
Nicolas ! lui cria, de la rive, une voix gouailleuse.
Il ne répondit pas, repoussa d’un coup de perche sa barque
dans les osiers, et l’attente reprit, silencieuse.
Il faisait un froid de loup. Les eaux étaient prises par la
glace jusqu’à cinq ou six mètres du bord, et, de temps à autre, passait quelque
souffle glacé qui fouettait les oreilles rougies. L’horizon était encore tout
lumineux du soleil couché, pâle lumière qui se reflétait dans les eaux mortes.
Sur la gauche, à l’angle de l’île, le courant, rapide, faisait monter un
bruissement continu coulant entre les rives gelées.
Nous étions là, ce soir de décembre, par la nuit qui venait,
toujours les mêmes fanatiques de la passée, les amoureux du grand silence crépusculaire
que troublent seulement les cris d’oiseaux de marais et les frôlements d’ailes
passant, invisibles, dans la brume. Toujours les mêmes : te vannier,
Nicolas, dans sa barque blottie entre les « vorgines », qui sont des
espèces d’osiers ou bourdaines dont les touffes hautes et drues forment un beau
couvert pour le gibier et aussi une bonne cachette pour les guetteurs à
l’affût ; le grand C ..., au visage taillé à coups de serpe, grand et
bon chasseur, brave type sympathique à tous : Tonin, qui a toujours bien
des exploits à raconter ; C …, le jeune C ..., terrible malgré
sa récente amputation de la main droite, qui n’a pas, pour cela, abandonné la chasse
et s’est rééduqué avec une rapidité extraordinaire, telle que lièvres et
canards tombent aussi bien qu’avant son accident ; J. C …, le
banquier, venu tard seulement à la passée, qu’il jugeait sans intérêt, en nous
traitant de fous, parce qu’il s’en allait toujours trop tôt, et qui, un soir
que « ça passait » bien, étant resté jusqu’à la nuit tombée, reçut le
coup de foudre et se laissa prendre comme les autres ; M. Adolphe,
enfin, le plus aimable des camarades, fervent depuis bien longtemps, lui, de la
passée.
Depuis quelques jours, les grandes gelées avaient amené un
bon passage de canards. Poursuivis sans trêve durant le jour, ils fuyaient au
loin, dans les ruisseaux, vers des coins de fleuve inaccessibles et plus
paisibles ; mais, le soir, de nouveau, ils revenaient pour passer la nuit
dans ce coin favori où ils trouvent toujours table mise et barbotage à volonté.
Alors, une heure durant, jusqu’à ce que vraiment il soit
impossible de distinguer quoi que ce soit, même le canon du fusil que l’on a
dans les mains, on restait là, le cœur battant et les pieds gelés, à guetter
l’ombre furtive des ailes glissant dans la nuit. Parfois, trois ou quatre coups
de feu ébranlaient le silence : un « plouf » subit dans l’eau
annonçait un coup heureux, tandis que des « coin-coin » apeurés
s’éloignaient vers l’horizon ; l’oreille au guet, les yeux écarquillés
cherchant à percer l’ombre, le doigt sur la détente, on était là, loin du monde
et de ses traces, ne songeant à nulle autre chose qu’au gibier qui passait, et
palpant quelquefois, d’une main heureuse, le filet du carnier ou la poche de la
veste de chasse quand on y sentait, déjà, le chaud gonflement d’un canard
abattu, jusqu’à ce qu’un brusque sifflement d’air soit, de nouveau, l’occasion
de quelque coup de feu vers les ombres à peine visibles sur le ciel, suivi du
barbotage bruyant à la recherche de la pièce tombée, avec les « Apporte,
apporte ! » lancés au chien, au grand désespoir des voisins pestant
contre l’auteur de tout ce vacarme.
Puis un train passait, proche, longue traînée de lumière
courant vers les villes enfiévrées, long roulement qui ébranlait la nuit et,
peu à peu, s’éteignait au loin, emportant sa cargaison humaine.
Alors renaissait, un instant encore, le grand silence
nocturne qui recouvrait ce coin de terre où seuls pouvaient être, par un temps
pareil et à une telle heure, alors qu’il fait si bon au coin du feu, des
chasseurs enragés. Mais ils préféraient, ces chasseurs que l’on traitait
parfois de fous, aux pantoufles bien chaudes, leur coin de Gaye où ils
gelaient, debout, tandis que passaient les bandes de colverts et les volées
rapides de sarcelles.
Mais, au fait, peut-être ne connaissez-vous pas le
Gaye ? Un joli coin, je vous assure, où la Loire passait, il y a
vingt-cinq ou trente ans, et, un beau jour, fit un de ces caprices dont elle
est coutumière et se mit dans la tête, si l’on peut dire, d’aller couler à cent
mètres de là. Histoire de voir, probablement, si on était mieux ! ...
Seulement, comme elle n’a pas voulu abandonner complètement les lieux, elle y a
gardé « un pied-à-terre », c’est-à-dire un vieux lit où elle dort et
se repose tendis que, de l’autre côté, elle court à belle allure, bruyante et
claire, sur les graviers et les cailloux roulés. Alors, pour le grand bonheur des
chasseurs, elle s’est, là, transformée en marais.
Si vous passez, quelque jour, dans le coquet bourg de
Bas-en-Basset et si vous êtes chasseur, faites-vous montrer le Gaye. Que ce
soit au printemps, quand verdissent les arbres et que les osiers, les « vorgines »,
mettent leurs jolis bourgeons bourrus au bout de leurs branches ; que ce
soit au fort de l’été, quand l’air tremble au-dessus des eaux immobiles pleines
de sauts de grenouilles et que butors et hérons se poursuivent dans les
vernes ; que ce soit par un beau soir d’automne, calme et frais, où les
feuilles jaunies pleuvent sur le marais et où le soleil teinte de rose les
plaines de graviers et les plages de sable blond ; que ce soit, enfin, par
les grandes gelées d’hiver, où les volées de longs cous passent au-dessus des
terres mortes et des flaques de glace, je suis sûr que vous en ressentirez, si
vous êtes amoureux de la nature en même temps que de la chasse, une émotion
vive et profonde qui vous donnera envie de revenir.
Pour moi qui, de par ma profession ambulante, ai dû,
naguère, quitter ces lieux où j’ai, vingt ans durant, barboté dans les joncs
des « boutasses » et traîné mes grandes bottes à travers la vase, ce
n’est pas sans regret que j’en évoque le souvenir.
FRIMAIRE.
|