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Ouverture

Le vent de la nuit a chassé les nuages qui, hier, s’amoncelaient, s’effilochaient, en laissant un peu de gris à la cime des montagnes, là-bas vers le nord. Le ciel est maintenant radieux, tout piqueté de l’or des étoiles. La terre humide sent bon, et, dans l’air, flotte une impalpable allégresse, une griserie très douce qui enivre comme un vin du terroir.

Les coqs ont déjà chanté, et leurs cris m’ont, ce matin, réveillé avant l’heure fixée. Je dormais d’ailleurs si peu !

Mon chien est là, nerveux, car lui aussi « sait » qu’aujourd’hui est jour de liesse, jour d’ouverture. Comment le sait-il ? Les chiens sont-ils doués d’un merveilleux instinct qui leur tient lieu de langage ? M’a-t-il vu hier manipuler mon fusil ? Toujours est-il qu’il est là, près de moi, ne me quittant pas des yeux pendant que je déjeune, agité, brusque et violent, poussant de temps à autres des gémissements inaccoutumés.

Vers l’est, la nuit se dissipe, l’aube naît, et l’horizon se teinte d’un gris très clair. À l’ouest, par contre, la nuit se fait plus noire, plus dense, et paraît ne jamais vouloir finir.

Mais le jour est là, enfin, et mon vieux compagnon, mon vieux Fly, et moi, nous pouvons commencer les hostilités.

Et, dans les « garrigues » fleurant bon le thym et la lavande, sur les coteaux pierreux, dans la légère brume matinale, voilà Fly qui, d’un premier arrêt, marque la compagnie de perdreaux, la première !

Dans un ronflement d’ailes, quelques gros pouillards sont partis au nez du chien, qui tremble sur ses pattes. Mon arme a retenti, et Fly, docile, ramène dans sa gueule un jeune perdreau gras, dodu, l’œil encore scintillant.

Cette première pièce de l’année a pour nous, chasseurs, une valeur inappréciable, et, parce que le premier coup a porté, nous envisageons avec optimisme toute la saison à venir.

Le vent du nord aussi s’est levé et nous apporte tout le parfum de la garrigue. Il a couru tout le long des coteaux, il a joué dans les vignes déjà rouges, et, d’un élan, il grimpe jusqu’à nous pour s’engouffrer en chantant dans la pinède qui, plus loin, ferme l’horizon.

Fly hume le vent, inquiet et nerveux, et puis plus calme, car aucune des odeurs qu’il aime n’est venue le troubler.

Nous continuons à monter en zigzag en évitant de faire rouler les cailloux, en essayant surtout de nous diriger à bon vent vers la « remise ».

Fly quête largement, et je suis obligé de le retenir un peu lorsque nous approchons du but. Mais là, tout à coup, dans mon dos, un élan brusque, un envol puissant, et un coq superbe qui s’était tapi sous une touffe de chêne-vert file en rase-mottes. Le chien n’avait rien senti, ce vieux solitaire s’étant, sans doute, bien gardé de bouger lorsqu’il s’était posé là. Je puis, heureusement, abattre de mon second coup ce gros père aux ergots durs comme griffes. Une fort belle pièce, ma foi.

Mais, brusquement, Fly, qui revenait, la perdrix dans la gueule, a piqué un arrêt. Le cou tendu, la tête tournée vers la gauche, vers un buisson épineux, on dirait que le chien cesse de respirer. Voilà sans doute un lapin. Il doit glisser lentement dans la bruyère, car Fly détend son arrêt et tourne autour du gibier doucement, très doucement : et c’est la fuite rapide, l’éclair gris à la tache blanche d’un beau lapin qui cherchait là les premiers rayons du soleil. Mais sa fuite est si brusque, ses changements de direction si répétés et si soudains qu’il a déjà disparu derrière un rocher avant que j’aie pu le saluer comme il aurait convenu.

La journée s’annonce splendide, et le soleil a déjà bu toute l’humidité de la nuit.

De tous côtés, maintenant, la fusillade retentit, et, coup sur coup, j’abats deux perdreaux que m’ont expédiés mes voisins. Ils arrivent soudain, ailes déployées, lancés à fond de train droit devant eux, et c’est une joie sans mélange que de les arrêter pile, de les voir basculer et rebondir sur le sol tant leur vitesse était grande.

Ah ! chasse, chasse, sport divin, source inépuisable de joies saines et pures ! On va, le pas solide, l’œil clair, les muscles souples et jouant librement sous la peau, les narines palpitantes humant le grand air, et cette odeur si fine, si subtile qu’apporte le vent, cette odeur faite de tous les parfums de la garrigue, ou de tous les embruns de la mer.

Que de fatigues ! disent les tièdes. Allons donc ! De la fatigue, cette molle et engourdissante courbature qui vous prend le soir, lorsque, plongé dans un fauteuil, les jambes allongées vers un bon feu clair, la pipe à la bouche, votre chien couché près de vous, vous somnolez délicieusement, rêvant encore à vos prouesses ou à vos tableaux quelquefois manqués ? De la fatigue, le libre jeu de vos poumons gorgés de grand air, de vos yeux éblouis de soleil et de couleurs ? De la fatigue, cette merveilleuse insouciance de l’esprit, le calme idéal du cerveau délivré des soucis et des angoisses de la vie quotidienne ? De la fatigue tout cela ? Allons donc, messieurs de la pantoufle, si vous tenez absolument à employer ce mot de « fatigue », je vous répondrai que notre « fatigue » à nous, chasseurs, est autrement reposante que votre éternelle et douillette lassitude.

Et la journée s’écoule, les heures fuient. Un capucin est venu s’ajouter aux perdreaux. Le sac se fait plus lourd à l’épaule, les réflexes sont moins vifs peut-être, et, pourquoi ne pas l’avouer, une faim du meilleur ton tenaille l’estomac, Mon vieux Fly, d’ailleurs, tire la langue. Sa quête s’est ralentie, et, à la moindre halte, il en profite pour se coucher.

Allons, vieux frère, il est temps de rentrer maintenant. Dans le lointain, les coups de feu se sont ralentis. Avec le soir, le calme s’étend sur les coteaux. Une brume impalpable s’élève des vallées et, peu à peu, lentement, grimpe, poursuivant la lumière. Des crêtes, des coteaux accrochent les derniers rayons du soleil, et c’est l’heure divine, l’heure-belle entre toutes, l’heure prise entre les dernières gloires du jour et les premiers mystères de la nuit.

Tout près, dans un champ clos de petits murs de pierre sèche, un vieux coq grimpé sur une motte de terre allonge son cou et rappelle. Bientôt, des quatre coins de l’horizon, d’autres voix rauques répondent, et l’écho, par là-dessus, me donne l’impression que ce sont les perdreaux de mon sac qui, une dernière fois, rappellent à la compagnie.

P. BOURREL.

Le Chasseur Français N°610 Octobre 1946 Page 279