Au retour d’une chasse aux oies dans les marais de la
Kounia (1), mon ami I ... et moi marchions côte à côte, échangeant
nos impressions.
— Mais dites-donc, cher ami, lui dis-je soudain, il m’a
semblé avoir vu passer, au-dessus de votre poste, un beau vol de cygnes. Pourquoi,
diable ! les avez vous laissés filer ?
— C’est que ... je ne tire jamais sur un cygne, me
répondit mon ami I ..., devenu subitement grave. C’est une sorte de vœu,
si vous voulez l’appeler ainsi. Je vous ferai peut-être rire, mais il me semble
que les cygnes ont une âme ... oui, une âme humaine ! Vous me
connaissez assez, j’espère : il m’arrivera de n’avoir aucune pitié pour
quelque méchant individu de ma propre espèce, mais jamais je ne toucherai à un
cygne !
» Voyez-vous, il m’est arrivé un jour de voir, de mes
propres yeux, quelque chose de si extraordinaire que, si je l’avais entendu de
la bouche de mon meilleur ami, j’aurais eu peine à y croire ! »
Mon ami I ... se recueillit quelques instants, puis
continua en ces termes :
— Cette histoire-remonte bien loin, du temps où mon
père était encore de ce monde.
» Or donc, par une belle journée de printemps, mon père
m’envoya visiter notre bergerie du Ravin-Noir, où nous possédions alors un
fameux troupeau de mérinos : il s’agissait d’en relever le compte.
» Il faut vous dire qu’à cette époque nous avions à la
maison mon jeune beau-frère, Alexis, venu de Sébastopol en visite. C’était un
jeune écervelé de dix-huit ans qui ne rêvait que chasse et carnage. Je
l’invitai à m’accompagner — histoire de ne pas voyager seul — et,
pour le décider, je fis miroiter à ses yeux une partie de chasse monstre
— on m’avait d’ailleurs signalé de sacrés vols d’oies dans les parages.
» Nous arrivâmes à destination en fin de journée et,
bien entendu, au lieu de nous préoccuper de nos mérinos (qui pouvaient bien
attendre jusqu’au lendemain !), nous filâmes tout droit vers les
marais ; c’était l’heure de la passe, et nous ne pouvions raisonnablement
la manquer !
» Nos bergers nous avaient indiqué les bonnes places,
et nous eûmes vite fait de nous choisir deux postes, peu éloignés l’un de
l’autre — deux beaux ilôts de roseaux au bord d’un vaste étang.
» Nous étions arrivés bien à l’avance et eûmes à
attendre. La soirée était belle, mais trop tiède, et cela ne vaut rien pour la
chasse. Par temps chaud, les oies ne volent guère ; tout ce qu’on peut
espérer voir, ce sont quelques bandes de canards ... et encore !
» Nous étions donc depuis un bon moment à l’affût et
n’avions tiré que quelques colverts, lorsqu’un beau couple de cygnes vint
survoler de très bas mon jeune compagnon. Ils volaient à peine à quelques
mètres au-dessus de l’étang, et, sous l’effet du soleil couchant, leur plumage
paraissait tout rose.
» Or vous savez comme moi qu’au printemps les cygnes
sont déjà fiancés et s’en vont par couples et que c’est un crime de les chasser
en cette saison. Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche pour crier à mon
beau-frère de ne pas tirer, que déjà une détonation éclatait et que la femelle,
fauchée par la décharge, s’abattait à la surface des eaux. Elle essaya de
relever la tête, esquissa quelques mouvements, mais en vain : un dernier
battement d’ailes et la pauvre bête expira. Mes cris, mes appels, mes blâmes ne
pouvaient, hélas ! plus rien ...
» Le mâle, témoin impuissant du drame, rompit alors son
vol. Il rebroussa chemin, et, décrivant un large cercle au- dessus de sa
compagne inanimée, il lui lança un appel ... Ah ! quelle angoisse,
quel désespoir atroce dans cette plainte !
» Mon jeune imbécile de parent, tout chasseur enragé
qu’il fût, se garda pourtant de commettre un nouveau crime. Troublé, il ne
chercha pas à abattre l’oiseau ... mais, hélas ! cela ne changea rien
au destin du cygne, comme vous allez le voir.
» Le cygne, qui s’était posé sur l’eau, s’approcha de
sa compagne, et, après avoir étalé ses ailes, il tenta avec son col de relever
le corps de la morte. Indifférent à notre présence pourtant toute proche, il ne
manifestait aucune crainte ; bien plus, ses yeux semblaient nous
dire : « Allons ... qu’attendez-vous pour me tuer, moi aussi ! »
» Puis, soudain, comme s’il avait compris que tout
était consommé, il se leva de la surface des eaux et monta au ciel, en une
lente et large vrille. Très haut, il traça une boucle, puis une autre, et une
autre encore, puis, tout à coup, comme foudroyé par la mort, il frémit, replia
ses ailes et chut comme une pierre blanche, pour aller s’engloutir dans les
flots, à côté même de son épouse ...
» Comme vous le voyez, voilà un simple oiseau, un être
soi-disant « inférieur » qui pousse le sentiment de l’amour et de la
fidélité au point de se donner la mort plutôt que de survivre à sa
bien-aimée ...
» J’allai rejoindre Alexis et le trouvai tout
tremblant, prêt à éclater en sanglots ...
» Nous ne touchâmes pas aux corps des deux cygnes ...
Accablés, honteux, nous nous hâtâmes de fuir le lieu de notre crime, nos âmes
étaient tristes comme si nous venions d’assister au décès d’êtres très
chers ...
» Et c’est depuis ce jour que je ne chasse plus les
cygnes ...
» Quant à Alexis, il envoya son fusil à tous les
diables, et je sais que ce fusil resta deux bonnes années au râtelier. Le gosse
ne voulait plus entendre parler de chasse. Plus tard, avec le temps, le
souvenir du crime s’atténua peu à peu, et la vieille habitude reprit le dessus ...
» Un cas singulier, me
direz-vous ? ... Rarissime, inouï, incroyable ! Oh ! vous
pouvez y aller ... Je sais ... Je sais ! Aussi je n’ai pas
l’habitude de raconter cette histoire au premier imbécile venu. À quoi bon,
d’ailleurs ? — De la pure fantaisie, s’écrierait-il d’un air
goguenard — Et voilà encore une de ces histoires abracadabrantes de
chasseurs poètes ! ...
» Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis ce
fameux soir— mais, comme vous avez pu le constater vous même ce matin, je
n’ai pas inquiété ces cygnes qui me sont passés à portée de fusil ...
» Il faut que vous sachiez aussi que, chez moi, à la
maison, je ne suis pas le seul à ne pas les tirer. Tous, dans la famille, nous
considérons les cygnes comme tabous ! ... »
Baron de STEINHEIL.
(Traduit du russe par J. Friemann et Ch. Lechat.)
(1) Fleuve du Caucase qui prend sa source au pied du mont
Elbrouz et va se perdre en marécages juste avant d’atteindre la mer Caspienne.
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