19 décembre 1945. Deux cents lieues au midi de
Tarascon.
Attardé au seuil de ma maison, en compagnie de
Mustapha, mon jardinier fidèle, je regardais les grives, chassées par le soir,
remonter des jardins de la ville basse — là même où Tartarin, jadis, avait
affûté le lion dans un carré d’artichauts. Elles montaient faire leur nuit
parmi les pins, les lentisques et les eucalyptus de Djenan el Muphti, dont le
parc profile sa masse noire au-dessus de mon Djenan à moi — Djenan el Hakem.
Hélas ! sans les tirer — cartouches,
cartouches ! ... — nous regardions les tourdes rapides surgir
au-dessus des vieux oliviers de mon jardin, rayer un instant le ciel clair et
disparaître derrière les mimosas, les palmes ou le toit de la villa, aussi vite
qu’elles avaient apparu.
Une de ces belles journées d’hiver, tièdes, ensoleillées,
lumineuses, comme décembre en réserve souvent, de ce côté de l’eau. Alger la
blanche entrait doucement dans la nuit, une vitre de la ville haute avait
flambé une seconde aux derniers feux du soleil, la masse rousse de l’antique
Kasbah maugrabine avait pris un instant un doux reflet rose avant d’entrer dans
la grisaille. Maintenant, le ciel s’éteignait, l’ombre des coteaux d’El-Biar
descendait sur la mer barbaresque. Dans le port, un long croiseur britannique
brillait ainsi qu’une escarboucle, et l’on y devait danser aux projecteurs,
sous la volée des canons démuselés. D’un coup, le secteur électrique fit la
lumière sur la ville.
Depuis longtemps, la dernière grive avait fini de rentrer, il
était temps de faire comme elle. À travers les baies d’un bow-window, je voyais
une gracieuse silhouette servir le thé au petit groupe de jeunesse assemblé
devant le feu clair de la cheminée du salon. Une tasse chaude serait la
bienvenue pour me réchauffer de la fraîcheur qui venait.
Ma main tournait déjà la poignée d’une porte, lorsqu’un cri
désespéré me fit retourner :
— Là, là, là, là, là, là, là ..., faisait
Mustapha, le bras pointé vers quelque chose qui passait dans l’ombre.
« Elle », car c’était elle, la divine, la
mordorée, celle qu’à cette heure d’autres passionnés guettaient, l’espoir au
cœur, dans le crépuscule finissant, à l’orée d’une forêt de France dont les
ramures dépouillées, secouées par la bise, égratignaient de leurs squelettes
noirs le ciel gelé.
Elle descendait, pressée, du parc du Muphti et s’en allait
vers le Palais d’Été, invitée sans doute à souper aux Jardins du Gouverneur.
À peine si j’entrevis, entre la découpure d’un grand
jacaranda et le dôme d’un très vieil olivier, une silhouette rapide, le
battement hâtif des grandes ailes, la tête lourde de malices pointant son bec
au sol — et la nuit la happa.
— Po ! po ! po ! et le fusil qu’on
n’avait pas ! ... Oï, oï, oï, oï ! In al’ din ! gémissait
Mustapha effondré.
* * *
Dieu est grand, et le hasard est son prophète. Le lendemain
matin, j’ouvrais mes volets sur la clarté de l’aurore encore vague. Vint à
sortir de son pavillon mon jardinier fidèle. Après ses trois prosternations
rituelles vers l’Orient d’où nous vient toute lumière, un brin de causette,
coupée d’un hurlement nouveau :
— La voilà, la voilà ! ...
Elle encore, Notre-Dame des Bois, qui s’en revenait de sa
ripaille nocturne pour s’en aller dormir sous les lentisques et les acanthes du
Muphti, à l’heure où le jour naissant renvoie coucher les noctambules.
— Allah akbar, c’i lui qui commande, dit
Mustapha, patron, j’ti jure, ce soir, c’i lui qui veut qu’on la tue.
L’homme propose et Dieu dispose. À l’heure où les cuivres du
couchant s’éteignent derrière les frondaisons du Muphti, tous deux, l’arme au
poing, nous surveillions le haut des cimes noires d’où, tout à l’heure, la
belle surgirait pour sa dernière envolée. Les cuivres baissèrent de ton, l’or
clair des mimosas, le pourpre des roses, l’amarante des bougainvillées
s’éteignirent. La constellation des lumières s’alluma sur la ville, les
flonflons d’un pick-up devaient monter du croiseur illuminé, le gris
s’installa, et puis le sombre. Rien n’était venu, que la nuit opaque amenant à
l’est une barre de gros nuages, prélude de mauvais temps pour demain.
Comme hier, à travers les grandes vitres, je voyais servir
le thé, il ne me restait plus qu’à rentrer et m’aller réchauffer à la flambée
odorante des bûches d’eucalyptus.
— Allah n’a pas voulu, fit simplement mon complice.
21 décembre. Réveil. — Assurément,
aujourd’hui, l’aurore ne promènerait pas ses doigts de rose sur les hautes
neiges de la Kabylie. Durant toute la nuit, le levant, le vent des tempêtes en
Méditerranée, avait ronflé sur Alger, chassant devant lui un ciel gorgé d’encre
et d’eau. La mer crachait sa salive d’écume aux plages d’Hussein Dey, et, dans
le port, ce matin, c’est tout le croiseur qui devait danser à la houle du
large, dont les rafales poussaient le grondement jusqu’à nous.
Au seuil de ma villa endormie, j’attendais sans confiance,
l’arme en mains ; je ne voyais rien encore, pas même le bout de mes canons
de fusil. Enfin, la lueur terne d’un petit jour sale se décida, je devinai la
masse sombre de mon acolyte, posté en contrebas, immobile, accroupi derrière un
massif de cannas.
Les premières gouttes d’eau s’écrasèrent, froides et
lourdes, larges comme des soucoupes. Aux bords de mon feutre, je les entendais
faire « flouc ». Puis la pluie se raidit :
— Hè ! Mustapha ! on rentre ?
— Cinq minutes, patron, cinq minutes, j’te dis ce matin
qu’elle vient.
Insensible à l’eau qui dégoulinait sur sa face boucanée,
rabattant sa sombre moustache de corsaire, où l’âge commence de mêler des fils
d’argent, Mustapha guettait toujours le ciel, le nez en l’air, la foi au cœur.
À sa chéchia, le gland de soie noire tournait au saule pleureur.
La chasse, comme la guerre, est une longue patience. Allons,
j’en serais quitte pour mon fusil à nettoyer. Bonne âme, je restai, stoïque, la
tête basse, tendant le dos au vent. J’écoutais au-dessus de moi les grands
palmiers du vieux puits turc secoués par les rafales. Avec la même aisance
qu’il eût joué d’un parapluie retourné aux mains d’une belle, l’ouragan
empoignait par en dessous les lourdes palmes, les secouait, les rebroussait
pointes en l’air et les faisait danser sur le ciel livide.
Tout d’un coup, le cri éclata : « La voilà, la
voilà ! », et pan ! et pan ! mon homme venait de me faire
la politesse de l’enfumer de ses deux coups. Gloire au Seigneur, Allah est le
Miséricordieux ...
Je me raidis, nez en l’air ; j’entrevis tout droit sur
ma tête une loque noire tourbillonnant dans le vent. À l’instant où elle allait
disparaître derrière la villa, je tirai au coup d’épaule, la loque s’effondra.
— Derrière la cuisine, vite, vite, elle y est !
Avec une patience digne de l’enjeu, sous l’averse qui
« forcissait », nous fouillâmes tout, pied à pied, la haie de
troènes, la murette de lierre épais, un fouillis de géraniums, le vieux rosier
de la mariée dont la masse pesante s’étale sur la toiture de la buanderie et
finira bien par l’écraser un jour ; nous retournâmes une par une les
vastes feuilles vernissées des acanthes dégoulinant sur nos genoux la traîtrise
de leurs poches d’eau, nous dérangeâmes des processions de gros escargots
ventrus, insoucieux de tous risques depuis que le Ravitaillement a réussi le
miracle de faire grimper le beurre kabyle jusqu’à 1.000 francs le
kilogramme ; nous retrouvâmes, rongée de rouille, une serpette que nous
avions cherchée partout, je découvris même les débris de ce joli petit carafon
de cristal doré que j’avais tant réclamé si longtemps et du décès de qui Fatma
avait oublié de me faire part, je retrouvai d’autres trésors mutilés, mais de
bécasse, point.
Une persienne s’entrebâilla, j’entendis une jolie voix
douce, un tantinet railleuse :
— Alors, la divine ? Elle vole toujours ?
Chacun sait que les dames ont l’opinion volontiers péjorative en matière
cynégétique.
— Au diable ! marmonnai-je entre les dents. Je
sais bien que j’avais tort, mais les chasseurs, lorsqu’ils recherchent un
gibier perdu, ne passent pas pour galants ... Diane elle-même n’en
usa-t-elle point plus cruellement encore le soir où ce pauvre Actéon la
surprit, après ce qui avait dû être une retraite manquée ?
Je n’avais plus qu’un espoir : reprendre le pied à
l’endroit même du défaut. Je revins à la touffe de pivoines d’où j’avais tiré,
je repris la ligne où j’avais vu paraître le chiffon balancé par la bourrasque,
je l’accompagnai de mon fusil, deux fois, trois fois jusqu’à ce point où il
avait disparu, et la lumière de la vérité m’éblouit :
— Mustapha, cours sortir la grande échelle, elle est sur le toit.
L’échelle à coulisse allongea ses degrés ; sous la
pluie qui tombait toujours, mon homme franchit les balustres à l’italienne et disparut.
Et, soudain, son cri de triomphe sonna clair dans le
vent :
— Patron, patron, tu peux préparer le paquet de cigarettes !
Il reparut à la balustrade, radieux, tenant le long bec
entre les doigts. La belle et l’homme descendirent. Nous rentrâmes, je pris la
divine entre mes mains, j’épongeai pieusement les quelques gouttes de sang et
d’eau qui perlaient à sa robe, je cherchai mon coup — elle avait cinq
grains de 7 anglais. C’était une de ces grosses rousses, mordorées, à la
peau de blonde, paresseuses et lourdes à l’envol — 405 grammes pesés
à la balance, — une de ces toutes belles que Dieu nous envoie en ses jours
de bonne humeur. Je la caressai longuement, amoureusement, je lustrai son
plumage pour sa dernière toilette.
Comme j’allais pour la pendre au clou, mon jardinier fidèle
me la reprit, la fit sauter une dernière fois dans sa main :
— Patron, c’est dommage que Madame ait son réchaud avec
le gaz. Tu aurais à Djenan ta grande cheminée avec son manteau de pierre, comme
tu dis, là-bas, à ta Ribardière, dans ton pays, sûr qu’elle descendait tout
droit dans ta marmite ...
Ma dernière bécasse, au cœur d’Alger, sur mon toit ...
Albert GANEVAL.
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