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Veillées de chasseurs

Rosette et Thérésa

ou les écornifleurs démasqués

Ah ! le bon temps qui s’écoulait
Au vieux moulin de ma grand’mère ...

DIRE vrai, je plagie audacieusement le bon Nadaud. Le moulin dont il s’agit et où nos séjours ne se doivent envisager que sous l’angle de la chasse était à mon oncle maternel, l’oncle Gustave. Et encore il ne lui appartenait aucunement ; il avait réussi à se procurer la jouissance de la petite chasse y attenante dans des circonstances assez particulières, que nous allons dire et qui font d’ailleurs le plus grand honneur à son esprit d’initiative et à son entregent.

L’oncle Gustave n’avait plus de chasse près de chez lui depuis longtemps. Pour des raisons diverses, aucune de celles qui se trouvaient de temps à autre vacante ne pouvait combler ses vœux, variables suivant chaque occasion, mais de façon à ne jamais se décider. On le sentait à la poursuite de la chasse idéale, laquelle, comme chacun sait, n’existe pas plus que la perfection en toute autre affaire humaine. Dans le domaine cynégétique, il y a toujours quelque chose qui cloche, eu égard soit aux gardes, ou aux dégâts, ou au gibier, plus exactement à l’absence de gibier ...

Et pourtant l’oncle Gustave trouva la chasse parfaite. Et il n’hésita pas à mettre le grappin dessus, comme nous l’eussions tous fait, vous pouvez me croire.

Un de ses camarades de jeunesse, parti pour Paris en sabots et, sa vie et prospérité dûment faites dans le trafic de l’antiquaille, revenu au chef-lieu voisin avec du foin dru dans ses bottes, avait acquis une petite campagne, ferme et moulin, dans nos environs.

L’oncle Gustave y avait été, comme il se conçoit, convié. L’endroit était charmant, entouré de domaines sévèrement gardés qui éliminaient très heureusement pour le propriétaire la question toujours assez déplaisante du repeuplement.

Mais le bon antiquaire n’en profita que peu. La fraîcheur des soirées le long du bief réveilla ses douleurs et les accrut. Prenant presque sa petite terre en grippe, il tint jalousement ses quartiers de retraite dans sa demeure citadine.

Les espoirs de l’oncle Gustave, qu’il me confiait à demi-mot, se précisaient. Après une des visites amicales dont il confortait le podagre lors de ses passages en ville, il m’annonça, le soir, avec une lueur de triomphe à la prunelle, que l’affaire était dans le sac. Pimaye, ce brave vieil ami s’appelait ainsi, Pimaye avait demandé à l’oncle Gustave de vouloir bien se rendre de temps à autre à Béhaine, afin de jeter un coup d’œil à la bonne marche du moulin, de la ferme, et, bien entendu, afin que le voyage n’eût pas la sécheresse d’un insipide déplacement d’affaires, de prendre son fusil et son chien. L’oncle Gustave, ayant argué qu’il n’aimait pas la solitude, se vit aussitôt cordialement invité à emmener son neveu, c’est-à-dire votre serviteur.

Et c’est ainsi que nous entrâmes en usagers exclusifs dans ce petit paradis cynégétique de Béhaine.

*
* *

Nous y passâmes, une saison seulement, une seule saison, hélas ! des journées de chasse délicieuses. Nous partions tôt le matin par la patache à pétrole, et, après un trajet d’une heure, égayé par les souvenirs et la verve inépuisables de mon bon compagnon, nous débarquions à l’orée de notre petite chasse. Je pense que vous ne trouverez pas ce possessif inconvenant ou déplacé. En arrivant au moulin, malgré le poids des carniers et des bouteilles, il était bien rare que, sans avoir quitté la route, nous n’eussions déjà engrangé quelque butin, faisan attardé dans un trèfle ou Jeannot débusqué de la haie par nos intrépides cockers. L’oncle Gustave se faisait alors rendre compte de la marche des affaires au moulin et à la ferme, c’est-à-dire qu’on allait y boire un rapide coup de blanc avec les deux tenanciers. Ceux-ci nous étaient tout dévoués. Ils partageaient d’ailleurs notre déjeuner méridien. Le meunier fournissait quelque grosse truite ou anguille de son bief, le fermier tordait le cou à un chapon, et les comptes du père Pimaye, de son propre aveu, lorsque l’oncle Gustave allait les lui rendre fidèlement, n’avaient jamais été aussi bien tenus.

Croyez-en une vieille expérience : si vous traitez vos fermiers, métayers, meuniers, gardes, tâcherons ou employés, avec une hautaine sévérité — d’ailleurs, tout cela remonte aux temps révolus et il n’en est plus question, — vous serez indubitablement roulé, de la façon rancuneuse. Si vous les traitez au contraire avec une cordiale bonhomie, vous serez très vraisemblablement roulé aussi, mais à la manière bonasse, et le souvenir de vos mutuels rapports restera plus plaisant ...

Les filles de Rémy, le fermier, et de son copain Hector, le meunier, nous faisaient un brin de musique après le repas, et, Dieu me pardonne, il n’est peut-être pas impossible que nous n’ayons fait à Rosette et à Thérésa un brin de cour, en tout bien tout honneur, sous l’œil attendri et légèrement émerillonné de leurs auteurs. Ceux-ci nous accompagnaient à la chasse. Rémy, doué d’une vue de faucon, distinguait un lièvre dans une pâture à un kilomètre. Nous l’avons vérifié maintes fois. On tirait alors au sort à qui des deux chasseurs tenterait l’approche, non pas, bien entendu, pour le tirer au gîte, mais pour le faire partir à portée.

Le clou de la chasse consistait en un ravin long de 7 à 800 mètres et large de 30, fourré de buissons, de ronces, de roseaux et de fénasses où le gibier, sorti des réserves voisines, aimait à se réfugier avec une densité vraiment réjouissante, surtout, bien entendu, le lendemain des battues données dans lesdites réserves ...

Et c’est généralement ces moments-là que, sur un coup de téléphone discret de Rémy annonçant « qu’il y avait du passage », nous choisissions pour prendre la route de Béhaine et nos ébats cynégétiques.

« Mieux vaut mettre toute les chances de son côté, quand on fait des déplacements pareils », disait pudiquement l’oncle Gustave.

Et, de fait, toutes les chances étaient de notre côté, avec un minimum de frais et de désagréments.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’entends, comme un lointain murmure, des remarques à tendance désobligeante sur l’incongruité de ces deux pères La Bordure, etc. Mais j’attends avec tranquillité la première pierre ... Que ces interpellateurs fouillent bien le tréfonds de leur conscience et de leurs souvenirs ... En outre, suivant la formule traditionnelle, il y a prescription.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Donc, le soir, avant de repartir, nous faisions les parts sans oublier nos hôtes collaborateurs, lesquels se chargeaient en outre de faire porter à l’embarcadère du chemin de fer la bourriche du père Pimaye. Pour ce faire, il n’était nul besoin d’atteler le roussin du meunier. On l’accrochait très facilement au guidon de la bicyclette du facteur.

Lors de notre inauguration de Béhaine, l’oncle Gustave m’avait chargé du soin de procéder au partage. Je fis équitablement trois tas des dépouilles, sur le pavé de la cour. Plumage chamarré des faisans, rousse fourrure des lièvres, bref, inutile d’insister sur ce tableau rustique et charmant, facile à retrouver dans de meilleurs auteurs.

— Voilà, fis-je, satisfait de mon œuvre, pour M. Pimaye, pour toi, pour moi ...

L’oncle Gustave avait sursauté :

— Hein, hein ! Qu’est-ce que c’est que ça ? ... Mais c’est trop ... beaucoup trop pour M. Pimaye ... D’abord, le gibier ne lui vaut rien du tout ... C’est très échauffant pour la goutte ... Ensuite, ajouta-t-il avec un grain de tartufferie, je ne veux pas qu’il croie à tant de gibier sur sa chasse. Ça augmenterait inutilement ses regrets et son dépit de ne pouvoir en jouir ...

» Non, non ..., un ramier et un lapin, viandes propices aux malades ... D’ailleurs, il n’y a pas tant de gibier que ça, et, si on rechassait demain, il n’y aurait plus rien du tout ... C’est bien du passage ... Il n’y a pas de cheptel sédentaire ... »

L’excellence de ces raisons, peut-être appuyée par des arguments d’un autre genre, rallia Rémy et Hector à une thèse inspirée par des sentiments aussi chrétiens et charitables.

L’oncle Gustave rédigeait dans ce sens, à son ami Pimaye, quelque peu interloqué d’abord par les dimensions exiguës de la bourrichette, des rapports décevants. « On ne voyait vraiment pas grand’chose ... Nous avions battu et rebattu plaine et bosquets pour ne lever que quelques grives et des sansonnets ... Il (Pimaye) n’avait pas à regretter, dans ces conditions, d’être immobilisé, et, n’eût-ce été pour l’obliger et donner à sa place le coup d’œil du maître, nous (l’oncle Gustave et moi) ne nous astreindrions point à ces prestations fatigantes et sans intérêt. » Ce jour-là, nous avions tué un chevreuil ... La fressure, fricassée à midi, était admirable. Rosette et Thérésa prirent leurs flûtes et modulèrent de mélodieux accords, ce qui nous évoquait les bergères d’Arcadie. Nous devisions avec nos complices dans la béatitude et, il me faut bien le consigner sur ces tablettes, une absence de remords aussi complète qu’ahurissante.

Mais, quoi qu’on pense, il y a une justice immanente. Notre impunité fut brève. Le choc en retour se préparait, et la prodigieuse fressure du broquard devait marquer l’avant-dernier service de ces agapes rustiques et familières.

Pimaye, le traître, n’était pas aussi égrotant que nous nous plaisions à l’imaginer,

et, lors de l’expédition suivante — était-ce le fait d’un savant espionnage, d’une délation ou simplement de l’intuition, nous n’en sûmes jamais rien, — il surgissait devant nous, d’une automobile silencieuse, au moment où j’avais terminé les trois parts, deux de lion et une de Pimaye.

Il n’avait pas besoin d’explication pour reconnaître la sienne, les bourriches précédentes l’ayant suffisamment « affranchi », comme disent les mauvais garçons, mais il lorgnait nos deux tas avec une curiosité où un commencement de compréhension se mêlait à la marée montante de l’aigreur. Il avait déjà dépassé le stade du mi-figue mi-raisin. Il abordait celui de l’indignation. Il questionna froidement l’oncle Gustave aux abois, comme le commissaire Maigret fait se mettre à table le malandrin pris sur le fait :

— Ça, qu’est-ce que c’est ? fit-il implacable en désignant de sa canne son propre tas.

— Ça, concéda piteusement sa victime en jetant un regard horrifié aux deux litornes et au lapereau qui constituaient le lot de son juge, ça, c’était pour toi ...

— Et ça pour vous ? continua Pimaye, avec un regard foudroyant en se tournant vers nos deux pyramides de poil et de plume ... Alors, ricana-t-il, il y a tout de même un peu de gibier ?

— Écoute, Félicien, bredouilla l’oncle Gustave, qui perdait définitivement pied, pour dire qu’il n’y a pas de gibier, on ne peut pas dire qu’il n’y en a pas, mais pour dire qu’il y en a, ce serait exagérer ... Sais-tu quoi, fit-il, soudain illuminé et reprenant de l’assurance, je vais te le dire. Il y a du passage, c’est tout ... Tu comprends ... C’est censément comme qui dirait qu’il y avait du passage ... demande plutôt à Rémy, qui nous l’a téléphoné comme d’habitude ...

Mais cet appel à une confirmation, d’ailleurs fallacieuse, était vain. Rémy avait disparu vers ses plus lointains greniers, et Hector était tapi dans l’étable du taureau.

— Ah ! mais ça, alors, ça ne s’est encore jamais vu, des faisans et des lièvres migrateurs, ricana le justicier ... Est-ce que par hasard, Gustave, tu te f ... de moi, en outre ?

Cet « en outre » dans la bouche apparemment courroucée de Pimaye était un monument de concision, d’à-propos, de dialectique, irrésistible, écrasant.

L’oncle Gustave avait baissé la tête et, les deux mains humblement ouvertes, attendait la sentence.

*
* *

Voilà comment, tels nos premiers parents expédiés de l’Éden, nous eussions pu être éjectés du petit paradis de Béhaine.

Heureusement, Pimaye était un bon diable. Il trouva le tour coquin, mais drôle. Il rit. L’oncle Gustave et moi, nous hâtâmes de nous esclaffer en chœur. Hector et Rémy, entendant ces rassurants éclats, sortirent de leurs cachettes. On trinqua au moulin pendant que Rosette vidait le brochet et que Thérésa plumait la pintade.

Tard dans la nuit, Pimaye nous ramenait chez nous avec le gibier. Nous eûmes la délicatesse de le forcer à en remporter la plus grosse part. Il accepta de bonne grâce, nous laissant les deux litornes et le lapereau ...

Ah ! le bon temps qui s’écoulait
Dans le moulin du vieux Rémy !

Jean LURKIN.

Le Chasseur Français N°611 Décembre 1946 Page 330