Depuis la fin des hostilités, on parle beaucoup, dans les
milieux nautiques, du yacht familial. Nombreux sont les yachtmen qui apportent
leurs suggestions. Celles-ci provoquent invariablement des commentaires
passionnés : critiques techniques, souvent opportunes, toujours
intéressantes ; critiques sur le mode plaisantin, quelquefois
spirituelles, mais rarement probantes ; enthousiasme délirant enfin, comme
s’il s’agissait de découvertes sensationnelles.
De ces confrontations, de ces polémiques, il se dégage
surtout une leçon de prudence. N’oublions pas que l’art naval est un compromis.
Le bateau sensationnel, en tant que formes tout au moins, n’existe pas. Un
yacht familial sera confortable, donc important et, par conséquent, d’un prix
élevé. Réduire le prix, c’est fatalement réduire le confort. Il y a là un
dilemme contre lequel discussions et polémiques ne peuvent rien. Il y a, en
fait, des solutions nettes pour chaque cas particulier, et chaque cas est
déterminé par une possibilité numérique, celle du capital disponible :
8.000 francs ? Construisez un moth ou un sharpie si vous êtes un
sportif de la voile ; un canoé, si vous voulez faire du camping. Mais il
ne saurait être question d’un yacht familial habitable. Si, par contre, vous
gagnez un million à la loterie nationale, vous pourrez acheter dans un chantier
un yacht de croisière de huit tonnes, confortable, à quatre couchettes. Entre
ces deux exemples, il y a naturellement une infinité de variantes.
En résumé, la recherche du yacht familial sous le signe de
l’économie n’a apporté aucune solution vraiment satisfaisante. Vivre à bord
d’un bateau trop petit impose des acrobaties, des reptations vite
insupportables. Je pense qu’il est préférable, en face de ces restrictions de
prix et de volume, de considérer le bateau sous un autre aspect, celui d’un
simple moyen de déplacement, et d’emporter à bord tout le matériel de camping.
Ce que font les campeurs canoéistes, on peut le faire à bord d’un petit
voilier, car les plages et les calanques de nos côtes sont aussi accueillantes
que les berges de nos fleuves.
De ces recherches sur le yacht familial, rejetons les
réalisations par trop fantaisistes, et retenons trois types d’embarcations qui
ont eu tout particulièrement la faveur des amateurs ; le Triton, le
Grondin et le Bélouga.
Le Triton a été conçu par un yachtman
pratiquant, M. Bruneau, ingénieur à l’École supérieure aéronautique. Je
précise sa profession, car elle apporte un élément critique, celui de l’avoir
influencé au point de dessiner une simple coque d’hydravion. C’est là un
argument sans valeur technique. Le Triton est un voilier à flotteurs
latéraux, ce qui lui vaut déjà un mérite, celui de l’originalité. Mais il en a
d’autres beaucoup plus sérieux. J’avoue que je n’ai jamais vu un « triton »,
mais je veux croire M. Bruneau quand il nous présente la défense de son
enfant, car il le fait avec des arguments rationnels et persuasifs.
« C’est, nous dit-il, un bateau insubmersible, inchavirable, très marin,
solide, rapide, serrant le vent, habitable au maximum, tirant peu d’eau,
échouable partout, toujours droit sur l’eau, maniable, à l’épreuve des
cafouillages, facile à construire pour un bon bricoleur ... » Voilà
une série de qualités vraiment impressionnante. Je partage, sur la plupart des
points, l’opinion de M. Bruneau. Un bateau lesté coule, en effet, s’il se
remplit. Le Triton est insubmersible, car il n’a pas de lest (économie
de poids et d’argent), et ses flotteurs lui assurent une grande stabilité en
même temps qu’une bonne dérive. C’est certainement un bateau très marin et
rapide qui tient, comme me l’a affirmé son père, un cap excellent, vire vent
devant avec facilité et serre le près d’une façon très satisfaisante. Il a une
carène en forme, une étrave bulbée, un arrière plat. Les flotteurs sont
démontables ou rabattables à volonté. Ils peuvent être en bois plein ou creux
et remplis de liège par exemple ; gréement à corne qui pourrait tout aussi
bien être un marconi. La cabine peut être plus ou moins importante suivant la
longueur qu’on donnera au pontage de la partie avant.
Les illustrations ci-dessus sont une réduction partielle des
plans dessinés par M. Bruneau pour un « triton » économique de 6m,40
de long avec un tirant d’eau de 0m,60. On y trouve, de l’avant à
l’arrière, un puits à chaînes, un poste de 1m,20, une cabine de
2 mètres à deux couchettes, un cockpit étanche de 2 mètres et enfin
une petite soute à voile. La largeur de la carène est de 2m,22, et
celle de l’ensemble, flotteurs compris, est de 5m,58. La surface de
la voilure peut varier, suivant la destination du bateau, entre 20 et
40 mètres carrés. L’ensemble pèse 1.800 kilos. Une telle construction
exige environ 3 mètres cubes de bois sec (chêne pour la membrure) et 1.500 heures
de travail pour un amateur exercé. Le prix de revient, équipement intérieur non
compris, sera de l’ordre de 80 à 90.000 francs. Une embarcation de cette
importance vaut actuellement, dans un chantier, 300 à 400.000 francs barre
en main. Je précise qu’il ne s’agit plus du petit bateau de débutant comme le
moth, mais du yacht familial minimum ; et un yacht familial a des
exigences qui ne permettent guère d’espérer des prix inférieurs.
Je ne sais si les « tritons » deviendront une
grande famille comme les « moths » ou les « sharpies » de
M. Thierry, mais ils ont reçu un accueil sympathique et encourageant.
Beaucoup de yachtmen ont été frappés par l’originalité de ces formes. C’est, à
vrai dire, une originalité ... périodique. En feuilletant les revues
nautiques françaises et étrangères des cinquante ou soixante dernières années,
on voit de temps à autre les plans d’une pirogue à balancier, d’un catamaran à
deux coques, d’un tricoque ... puis tout retombe dans l’oubli pendant
huit, dix ou quinze ans ; cela aussi bien en Amérique que chez nous, moins
fréquemment cependant en Angleterre. Au siècle dernier, un yachtman américain,
M. Herreshof, aurait atteint 19 nœuds avec un tricoque ; mais
chaque coque pouvait tanguer indépendamment des autres. C’était évidement très
délicat comme construction. Nous ne reprocherons donc pas au Triton son
aspect insolite, comme l’ont fait les gens routiniers, car ce n’est pas un
argument de dépréciation. On peut craindre, disent certains, la perte d’un
flotteur. M. Bruneau répond que cela ne se produira pas si les flotteurs
sont bien amarrés. Mais, si perte il y a, le Triton navigue très
convenablement, paraît-il, avec un seul flotteur, même rempli d’eau.
Je terminerai cet exposé par deux objections
personnelles : une coque empêtrée de deux flotteurs ne peut guère être à
l’aise dans une mer courte et hachée comme la Manche ou la Méditerranée.
D’autre part, la construction, à cause des efforts considérables qu’aura à
supporter un pareil ensemble, doit être renforcée ; celle des longerons
est très délicate ; donc construction plus compliquée et, par conséquent,
plus onéreuse. Les assemblages sont une source d’ennuis, alors qu’une simple
planche jetée à la mer peut flotter longtemps. C’est une évidence élémentaire
que les complications de construction apportent un supplément de points
faibles. On peut faire remarquer que de Bisschop, à bord de son Kaimiloa
à deux coques, a tenu la mer pendant deux cent cinquante jours et dans des
conditions très dures ; ce à quoi on peut répondre que de Bisschop a
réussi malgré ses deux coques.
Ceci dit, je reconnais les multiples avantages des flotteurs
latéraux, qui apportent en particulier une solution rationnelle au problème si
fréquemment posé par la nécessité de supprimer ou de réduire le tirant d’eau.
Souhaitons, pour conclure, au jeune et sympathique Triton
longue vie et beaucoup d’enfants.
A. PIERRE.
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