Nul n’est sans avoir remarqué, bien fortuitement d’ailleurs,
les déguisements et camouflages fort ingénieux dont usent, de par le monde, un
grand nombre d’animaux ; et cela se rencontre aussi bien dans les régions
brûlantes des tropiques que dans la zone glacée du pôle. Les espèces boréales
harmonisent leur livrée avec la blancheur des neiges et des glaces ; les
hôtes des forêts confondent leur couleur fauve avec celle des troncs d’arbres
ou des feuilles mortes, de la même façon que les sauriens de l’archipel malais,
par exemple, assortissent leur verte carapace avec le milieu environnant.
L’interprétation, certes, a été et est encore l’objet de
controverses passionnées entre savants ; nous ne discuterons point ici les
interprétations fantaisistes, fruit souvent d’une imagination exubérante
beaucoup plus que d’un raisonnement scientifique, et pas davantage la théorie
darwiniste de la sélection naturelle, à la vérité trop complaisante comme le
laissent entendre le professeur Coutière dans le Monde Vivant, lorsqu’il
écrit : « Ces ressemblances de forme et de couleur existent surtout
pour nos yeux. Encore avons-nous tendance à négliger celles qui ne sont
qu’imparfaites pour exalter celles qui semblent étonnantes », et Jean
Rostand quand il dit, dans son étude sur Les insectes : « Rien
de plus facile que de s’abuser en pareille matière, et la tentation est forte,
surtout pour les esprits imbus de préjugés finalistes, d’attribuer une valeur
utilitaire, adaptative à tout détail de la morphologie. »
Mais il reste néanmoins que la nature a doué une quantité
d’êtres vivants de très curieuses propriétés, au nombre desquelles
l’homochromie et le mimétisme. Il suffit d’ouvrir un quelconque ouvrage
d’entomologiste pour y puiser de multiples exemples. Tout autour de nous, ce monde
infini et infiniment riche de « mystères » nous offre de jolis
spécimens d’homochromie : ainsi la mante religieuse, si curieuse déjà par
ses mœurs, aux élytres d’un vert éclatant, jaunit sur les feuilles
d’automne ; les chenilles processionnaires, vertes sur les feuilles,
virent au jaune plus ou moins foncé lorsqu’elles vagabondent sur les fleurs. Ce
n’est point là illusion ou fausse interprétation de nos sens, car les
expériences de différents naturalistes ont pu répéter ces changements à vue et
cette adaptation de la couleur au milieu environnant. C’est ainsi qu’en
nourrissant les chenilles dans un cylindre de verre fermé à ses extrémités par
du papier noir et contenant des branches foncées leurs larves sont brunes,
tandis qu’en répétant la même expérience avec du papier vert, ou des bourgeons
ou des feuilles vertes, les larves sont vertes ; de même, R. Wallace
cite le cas d’une chrysalide qui, à cheval sur un joint de briques et de bois,
devint jaune sur le bois et rouge sur la brique.
Sans doute, cette faculté d’homochromie est-elle pour
certaines espèces trop imparfaite ; à celles-ci la nature a donné un autre
pouvoir : celui de l’analogie des formes ; les phyllies des régions
tropicales, qui affectionnent surtout les goyaviers, ont les élytres tissées
d’un réseau serré de nervures qui imitent à s’y méprendre les feuilles de leur
arbre favori, à un point tel qu’elles se mangent mutuellement les ailes,
croyant broyer une feuille véritable ! Le monde féerique des papillons
exotiques aux couleurs phosphorescentes et dont la luminosité est vraiment
inégalable savent mimer avec art le feuillage qui les entoure. Chez nous, les
phasmes, aux coloris plus ternes et aux formes géométriques, semblent faire
partie intégrante de l’arbuste où ils séjournent, ce qui leur a valu d’être
appelés « les bâtons qui marchent ». Mais il faut absolument ne pas
quitter les régions chaudes du globe pour y trouver les types les plus
frappants : les membraies ressemblent à des épines menaçantes, et, dans
certaines forêts tropicales d’Amérique, ce qu’on prend par hasard pour une
feuille n’est qu’une variété de sauterelle qui veut se donner l’aspect d’une
feuille lancéolée comme rongée par un champignon.
Se maquiller, se grimer, se travestir n’est donc pas un art
subtil, privilège de nos seuls comédiens : l’imagination créatrice de la
nature est, dans ce domaine, aussi originale et infinie que la classe des
insectes eux-mêmes qui nous offre de nouveaux exemples d’un autre genre ;
les plus inoffensifs d’entre eux peuvent revêtir l’aspect de leurs dangereux
congénères, et, s’ils sont démunis d’armes puissantes, ils possèdent en
revanche le moyen d’en donner l’illusion — ce qui peut être mieux
encore ; illusion lorsque l’inoffensive sésie, avec ses ailes
transparentes, son abdomen annelé de bandes jaune d’or et de velours noir,
donne l’aspect du dangereux frelon ; illusion quand le sphinx achérontra
présente l’aspect funèbre d’une tête de mort, tel un acteur de théâtre
antique ; illusion encore quand de superbes papillons de l’Amérique, remarquables
par l’éclatant reflet métallique de leurs ailes tachetées, donnent l’impression
angoissante du regard terrifiant de la chouette ; illusion toujours quand
le réduve masqué se recouvre de terre au point de simuler poussière ou caillou.
Ainsi, par cette variété d’exemples, qu’il serait facile
d’allonger encore, que nous est-il permis de conclure : hasard ou
sélection ? Pour ou contre, les partisans ont, de part et d’autre, leurs
arguments qui s’opposent ... mais qui ne s’annihilent pas. On peut également
soutenir que les cas d’homochromie et de mimétisme sont, par rapport au nombre
des espèces répandues, vraiment trop faibles pour leur prêter une signification
générale. Peut-être — et probablement même, — la nature ne
travaille-t-elle pas dans un aveuglement absolu, mais son but nous échappe, et,
comme l’écrit avec raison le grand Maurice Maeterlinck : « La vérité
inconnue et éternelle est sur toute chose comme de la beauté en suspens ; obligés
que nous sommes de nous arrêter au seuil de l’inconnaissable, à moins de nous
entraîner dans des discussions métaphysiques — et qui ne résoudraient
rien, hélas ! — espérons que la science saura expliquer un jour
prochain les mystérieux phénomènes biologiques et tant d’autres que, dans
l’état actuel des choses, elle constate, sans plus. »
LAGUZET.
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