Accueil  > Années 1942 à 1947  > N°611 Décembre 1946  > Page 367 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Variété historique

Les grands hivers d’autrefois

E froid commence à se faire sentir, l’hiver devient un peu plus rigoureux, espérons qu’il ne voudra pas concurrencer certains hivers restés célèbres dans les annales du froid et que nous allons rapidement passer en revue.

Notre pays semble avoir toujours été considéré comme une région à climat rude. Diodore de Sicile, qui vivait sous Jules César, écrit, en effet : « La Gaule est un pays excessivement froid, où les hivers sont très rigoureux ; car, dans cette saison, lorsque le temps est brumeux, la neige tombe en abondance, au lieu de la pluie, et, quand le temps est clair, tout se couvre de frimas et de glace ; les rivières se gèlent ; et la glace tient lieu de pont pour les traverser ; non seulement elles peuvent supporter alors des piétons en petit nombre, mais des armées nombreuses, avec leurs chariots remplis de bagages, peuvent les traverser sans crainte. » Il paraît que la température s’est adoucie dans notre pays depuis cette époque lointaine, car, nous voyons bien rarement nos fleuves geler à ce point, et c’est fort heureux !

En 821, l’hiver fut si rude que des chars lourdement chargés purent traverser la Seine pendant plus d’un mois. L’année 1076 fut aussi très froide ; la plupart des arbres et des vignes moururent ; la disette de blé fut si grande que peu de personnes purent se vanter d’avoir vu du froment de cette récolte. En 1124, les poissons périrent gelés dans les rivières, un grand nombre de femmes et d’enfants moururent. L’année 1325 vit une débâcle de la Seine qui emporta des ponts de bois. Un des plus grands hivers du moyen âge fut celui de 1408. Le greffier du Parlement a consigné que, quoiqu’il fût près du feu, « pour garder l’encre de son cornet de geler, toutes fois l’encre se geloit en sa plume, de deux ou trois mots en trois mots », si bien qu’il ne put enregistrer d’actes judiciaires. L’hiver fut très rigoureux du 11 novembre — de la Saint-Martin — au 27 janvier. La débâcle de la Seine fut très importante.

En 1422, en pleine guerre, l’hiver vint encore aggraver la misère. En moins de trois jours, le vinaigre, le ver jus gelèrent dans les caves ; la gelée dura une vingtaine de jours. En 1434, nouvel hiver rigoureux, il neigea près de quarante jours de suite ; le tronc d’un seul arbre portait plus de 140 oiseaux morts de froid. Il semble d’ailleurs que l’historien qui nous a laissé ce récit ait un peu exagéré.

L’année 1529 fut assez singulière ; l’hiver fut très doux, on vendait à Paris des amandes nouvelles au mois d’avril ; puis, brusquement, le temps changea ; le 4 avril, il gela si fort qu’on crut les fruits perdus ; on fit, en hâte, des processions, puis la gelée se tourna en pluie. Il y a environ quatre siècles, en 1544, « la froidure fut si extrême, dit l’historien Mezerai, qu’elle glaça le vin dans les muids ; il fallut le couper à coups de hache, et les pièces s’en vendaient à la livre ».

En 1564, les historiens signalent un hiver très rude qui amena une grande cherté des vins. Pierre de l’Estoile, le bon chroniqueur, a consigné dans son journal les vers suivants :

L’an mil cinq cent soixante-quatre,
La veille de la Saint-Thomas,
Le grand hiver vint nous combattre,
Tuant les vieux noyers à tas.
Cent ans a qu’on ne vit tels cas.
Il dura trois mois sans lâcher,
Un mois outre la Saint-Mathias.
Qui fit beaucoup de gens fâcher.

L’an 1608 mérita d’être surnommé longtemps l’année du grand hiver ; il avait commencé aussi le jour de la Saint-Thomas. Le 10 janvier, le vin gela dans le calice de l’église Saint-André des Arts ; il fallut aller chercher un réchaud pour le fondre ! Le pain qu’on servit au roi Henri IV, le 23 janvier, était complètement gelé ; il ne voulut pas qu’on le changeât. Un contemporain nous raconte que « le dimanche 6 janvier, feste des Roys, un jeune homme nommé Bertrand, ayant été invité par un sien ami de Suresne d’y faire les Roys, traversant la rivière de Seine, glacée depuis le 23 du mois dernier, et portant deux bouteilles de vin en ses mains, enfonça dans la glace jusque sous les aisselles, d’où il ne put se tirer assez tost. Ainsi estant saisi par le froid, il est mort la moitié de son corps dans l’eau et l’autre en l’air ».

Mais l’hiver qui fut sans doute le plus cruel fut celui de 1709. Les mois de novembre et de janvier furent très normaux, mais, brusquement, vers le milieu du mois de janvier, le froid commença à faire son apparition. L’hiver resta fort rigoureux jusqu’au mois de mars. Il gelait encore le 13 mars. Après trois jours de gelée, les puits, les caves et la Seine fumèrent. Le Rhône fut gelé jusqu’à la hauteur de 12 pieds ; la mer même se gela près de Cette et de Marseille ; mais la Seine continua à être libre ; la Loire déborda et rompit ses levées. Les personnes qui moururent de froid ou eurent les membres gelés furent innombrables ; on nota aussi un rhume épidémique très spécial, avec lassitude et abondance d’urine.

La misère fut extrême ; on ne mangea durant des mois que du pain bis ou même du pain d’avoine. Mme de Maintenon donna l’exemple. Louis XIV et les grands seigneurs firent porter à la Monnaie leur vaisselle d’or et d’argent. À Paris, l’Opéra et les spectacles durent cesser, le Parlement ne siégea plus. Plusieurs espèces d’oiseaux et d’insectes disparurent, dit-on, complètement, à la suite de ce froid extraordinaire. La vigne mourut aussi en maints endroits ; les blés furent en grande partie perdus. En province, la misère fut extrême ; les curés inscrivent sur leurs registres les effets du froid ; leurs notes, quoique sèches, sont émouvantes. À Chartres, le pain, qui se vendait sept à huit sous en temps normal, monta à trente-cinq sous les neuf livres.

Les restrictions alimentaires furent effroyables ; on mangea des charognes, des limaces, des herbes, des chardons crus, etc. Les gens mouraient comme des mouches, des bandits masqués, profitant de la situation, se livraient à des attaques à main armée. Cependant, si nous en croyons les observations des savants, cet hiver fut moins rigoureux que celui de 1879. L’hiver de 1776 fut aussi fort rude. Louis XVI fit, à Versailles, supprimer la parade et les sentinelles ; il fit ouvrir les cuisines royales aux pauvres gens. Le vin gela dans les caves ; dans les maisons chauffées, les pendules s’arrêtèrent ; des cloches se cassèrent en sonnant. Le gibier, effrayé, cherchait à se sauver et à trouver un abri ; on vit des perdrix au château de Tuileries, en plein Paris, et un lièvre sur les chantiers de la Comédie-Française ! En 1783-1784, nouvel hiver fort rigoureux. On éleva une statue de neige au roi Louis XVI, protecteur des pauvres gens. La masse des glaces interrompit les communications, en 1788-1789, entre Calais et Douvres. Cet hiver, à la veille de la Révolution, fut aussi terrible, mais il n’amena pas de famine, car les blés furent sauvés par la neige.

En 1794-1795, nouvelle apparition du froid et de la glace. C’est au cours de cette saison que des hussards français firent prisonniers sur la glace des vaisseaux hollandais. En 1812, le froid gêna considérablement Napoléon 1er au cours de sa campagne de Russie. Il nous faut aller jusqu’en 1830 pour retrouver un autre hiver mémorable. Des factionnaires moururent à leur poste ; on pilla les bois. Le Rhône et la Saône se prirent deux fois, en totalité. Des cygnes et des butors firent leur apparition en France, des arbres furent cassés en deux par la gelée. En 1870, le froid fut aussi contre nous ; c’est lui qui décima les troupes mal habillées et mal armées de la Loire et du Mans. L’année 1879 fut celle d’un hiver très rigoureux et cruel ; des perdreaux furent retrouvés ensevelis dans un linceul de glace. Dans des salles à manger chauffées, l’eau se gelait dans les carafes durant le repas. Il y eu jusqu’à 40 centimètres d’épaisseur de glace sur la Seine.

À côté de ces hivers rigoureux, nous pouvons citer quelques hivers fort doux : celui de 1572, où l’on put voir des feuilles sur les arbres au mois de janvier ; en 1585, le blé fut en épis à Pâques ; en janvier 1622, on n’alluma pas de feux.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°611 Décembre 1946 Page 367