Tous les chasseurs ne sont pas sauvaginiers. Je le regrette
pour eux et je respecte leurs goûts, d’ailleurs très voisins des nôtres,
amateurs passionnés du marais. J’ai reçu, il y a quelques années, la dédicace
d’un livre écrit par un de mes amis ; elle était charmante :
« Hommage d’un veneur à un fusillot marécageux. » Il y avait,
condensé en ces deux mots, l’expression d’un très grand mépris.
Je revis mon ami quelque temps après et lui expliquai que
j’avais le plus grand respect pour la chasse à courre, mais je lui avouai que
je préférais chevaucher la tourbe du marais que monter un cheval fougueux. Je
l’entrepris sur la passion des « fusillots marécageux », et nous nous
séparâmes sur un accord. La passion de la chasse peut avoir tant de manifestations
diverses ! Mais je parte ici de ma passion.
Le fusillot marécageux, même s’il aime son lit, et c’est mon
cas, n’y reste pas longtemps couché ; s’il chasse à la tonne, il passe
toute la nuit dans un abri plus ou moins confortable ; s’il aime la passée
du matin et la passée du soir et s’il a poursuivi la bécassine toute la
journée, dans un marais tourbeux, croyez-moi, il a bien mérité son repos.
Sans doute notre passion de la sauvagine nous
entraîne-t-elle quelquefois à de petits excès. Nous sommes des maniaques du
vent. « D’où vient le vent ? » Que de fois ai-je posé cette
question pendant près de trente ans aux honorables chefs de gare où je
m’arrêtais pour joindre mes lieux de chasse ! Oui, la question du vent,
suivant sa direction, nous fait haïr son souffle d’ouest ou porter une
tendresse, et quelle tendresse ! aux vents du secteur est, prometteurs de
belles passées. Le chasseur du marais est aussi peu soucieux du confort que de
l’élégance. L’homme qui, couché sur la paille humide du hutteau, passe sa nuit
à attendre la petite sarcelle ou le colvert, sans pouvoir bouger, alors que le
rhumatisme et le torticolis le guettent, est un envoûté de la sauvagine. En
hiver, il accepte la brûlure du froid ; en été, celle des moustiques. Je
me souviens d’un soir en Brière. J’avais été avec ma femme à la passée du soir
au nord du marais. À 17 heures, fin août, il faisait encore étouffant.
Nous avions autour de la tête un nuage opaque de moustiques d’une épaisseur de
vingt à trente centimètres, ce qui ne facilitait pas précisément le tir.
Certains soirs, je n’avais plus figure humaine. Il faut, au marais, de
l’endurance, de la volonté, de la patience et de la confiance.
La passion du chasseur de marais est-elle une maîtresse
exigeante ? Non.
Sans doute, c’est une chasse très dure ; mais nous
avons nos magnifiques récompenses : la vision du lever du jour et du
coucher de soleil, l’attente angoissante au petit jour, la solitude, la passée
ou la marche sur des oiseaux de vols incomparables. Au retour dans notre punt
léger, nous contemplons nos victimes, vêtues, surtout en mars, de tenues
éblouissantes de couleurs.
Je me souviens de deux journées de chasse, l’une en baie de
Paimpol, l’autre, au lac de Grandlieu. Ce furent, dans ma vie de sauvaginier,
deux bien belles, mais bien sévères journées. Bréhat, l’île au corail rose, côtes
du nord travaillées sans cesse par la mer, rochers avancés et anses profondes,
admirable refuge pour les oies et les canards lorsque le vent propice est
violent ; il était l’un et l’autre en ce jour de février aux environs de
1935. J’avais été, malgré la température vraiment sibérienne, avec Mme P.
Droz et M. Georges Vernes, tenter l’approche du rocher aux oies de Paimpol :
-16°, un vent du nord d’une cruelle intensité(il était si violent et si froid
que nous étions transpercés). Après avoir vu un de nos pilotes, Pierre
Corlouer, glisser sur la glace à bord du bateau, nous le vîmes rebondir sur le
bateau voisin : nous étions émus, il n’avait heureusement aucun mal.
L’essentiel, dans un pareil, cas, est de savoir tomber. Les joueurs de rubgy ne
me contrediront pas.
Après maintes péripéties, nous embarquons pour joindre le
petit îlot vers lequel les oies cravants, les oies rieuses viendront dans
quelques instants se gaver des algues de cette partie de la côte dont elles
sont si friandes.
Pendant cette courte traversée, le vent m’avait coupé en
deux, nous respirions en haletant. Enfin l’abordage ! Il fut sévère. Nous
prenions des paquets de mer en pleine figure ; il semblait que notre peau
fût glacée, nous pouvions à peine tenir nos fusils, le grésil nous cinglait.
Vite ! à l’abri d’un petit rocher qui va nous dissimuler à la vue perçante
des oies, et que nous bénissons, parce qu’il nous protège du vent glacé. De nos
mains, nous frappons nos flancs avec énergie comme le faisaient autrefois, en
plein hiver, les braves cochers de Paris.
Nous devions, ce jour-là, faire une très belle chasse. Nous
tirâmes d’abord quelques oiseaux isolés, puis une bordée de quatre coups de 3,
sur une bande d’oies passant groupées, nous permit une très belle réussite.
Lorsque, rentrant à l’hôtel, nous nous regardâmes tous les
trois dans la glace de l’antichambre, nous étions plus noirs que violets. Nous
avions cruellement souffert du froid, mais qu’importe ? En admirant le beau
tableau d’oies nonnettes et rieuses, nous pensions les uns et les autres que le
plaisir du jour dépassait de loin les durs moments passés, avant d’atteindre le
petit rocher de Bréhat.
La première fois que je chassai à Grandlieu, c’était par un
temps où on aurait pu croire que même les canards devaient rester à l’abri. À
Grandlieu, un bateau à voile nous dépose à la pointe du jour dans un tonneau au
milieu d’une mare. Il tombait une forte pluie conduite du nord-ouest par un
vent violent. On avait eu la bonté, lorsque j’entrai dans mon tonneau, de me
munir d’un petit déjeuner accompagné (époque bienheureuse) d’une bouteille de
Bordeaux. L’emplacement de mon tonneau avait été judicieusement choisi à cent
mètres d’une touffe de roseaux. Mes vingt-cinq appelants en bois étaient
bousculés et bringuebalés par les vagues que le vent avaient rendues fort
méchantes.
Le bateau devait venir me chercher un peu avant la tombée de
la nuit. Les moretons volaient en grande quantité ; ce canard rapide est
d’un tir très amusant.
Jusqu’à midi, j’en avais tué une douzaine, un colvert et
deux pilets. La pluie n’avait cessé de tomber ; j’étais gelé
littéralement. À ce moment, je pris mon paquet de victuailles, qui était
prudemment abrité dans une poche intérieure. J’avais eu raison, car mes bons
vêtements de pluie commençaient à être transpercés. Le vent redoublait. Au
moment où je mettais sur le bord de mon tonneau la bonne bouteille et le
déjeuner, une grosse bande de moretons arriva soudain, les ailes courbes. La
vue magnifique de cette bande ne me permettait pas de maintenir mon déjeuner et
ma bouteille ... Je pris vivement mon fusil et tirai sur la bande,
maladroitement, car un seul moreton tomba à l’eau. Quant à ma bouteille, elle
coulera ses jours au fond du lac de Grandlieu ; quelle tristesse pour un
bon vin d’être ainsi traité ! À moins qu’un été sec ne permette à un brave
habitant de Saint-Philbert de retrouver ce Haut-Brion de grande année, qu’il
boira à ma santé.
Malgré la tempête et probablement grâce à elle, j’avais cependant
tué vingt-huit moretons (morillons scientifiquement), deux pilets, un colvert
et deux judelles. Ce ne fut que trois heures après le rendez-vous que mon
bateau à voile avait pu venir me chercher. J’étais très fatigué, mon tonneau
était à moitié plein, et je grelottais. Mon hôte m’offrit pour me réconforter
un excellent dîner, et une flambée me remit d’aplomb ; mais je puis dire
que, ce jour-là, si je n’avais pas été prisonnier en mon tonneau, je serais,
malgré tout, resté stoïquement sous le déluge, tant la chasse était
passionnante. Ces deux histoires indiquent qu’il faut, pour chasser au marais,
avoir un coffre solide et une volonté.
Un vieil ami à moi, assez pantouflard, au parler lent, mais
fort intelligent, alors que je lui décrivais les heures parfois si dures du
chasseur de marais, me disait en souriant finement : « Mais
dites-moi, mon cher ami, si votre sauvaginier sort de son lit bien chaud à 5 heures
du matin, en hiver, et va passer la nuit dans une hutte à ciel découvert avec
une température de plusieurs degrés au-dessous de zéro et un vent glacial, je
pense qu’il n’y est pas obligé. » Je venais de parler d’une passion
violente à un homme qui ne l’avait jamais éprouvée. Sans rien dire, je souris
simplement avec commisération.
Jean de WITT.
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