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L’ours du Grand-Arvey

Il y a bientôt vingt ans de cela, arrivant dans les Alpes le 1er septembre, je trouvai les trente et quelques habitants du petit hameau dont j’avais fait mon quartier général en pleine révolution. On venait de voir un ours à une heure de là, dans une clairière des grands bois.

— C’est Pérollaz qui l’a vu, Gaston Pérollaz. Il était à l’affût du blaireau, au lever de la lune, à côté d’un champ de blé.

— L’ours est arrivé à travers le champ, il écartait le blé comme un navire dans l’eau, Pérollaz l’a vu ... Il a tiré ses deux coups de gros plomb ...

— Et puis ?

— Et puis il s’est sauvé, parbleu. Vous ne voudriez pas qu’il soit resté !

— Et l’ours ?

— Il s’est sauvé aussi, parbleu !

Une visite au chasseur déconfit ne m’apprit pas grand-chose. Il était au lit, assez mal en point d’une frousse rentrée, qu’il soignait, à la manière classique des Savoyards, par la « goutte » et le vin blanc. Tout ce qu’il m’apprit, c’est que la bête était « grande comme une meule de foin » et puait « comme un bouc ». Mieux que ça : comme un mâle de bouc. Sur cette forte parole, je pris ma carabine, sifflai Pataud, le chien d’un de mes amis de par là, et m’en fus au fameux champ de blé.

Et là, c’était indiscutable, il y avait eu un ours. Je retrouvai son pied dans la terre molle, en bordure des chaumes, et sur une plaque de boue du sentier. C’était bien là la trace que j’avais déjà vue dans les Pyrénées : un pied d’homme nu, avec des griffes. La piste, que le chien répugnait à suivre, me mena dans une gorge aux pentes raides, avec des vires et des tables de rochers noirs de sapins, et j’abandonnai au bout d’une heure ou deux de remontées et de dégringolades, en ayant pleinement assez pour ce jour-là.

Mais c’est alors que l’ours commença à se manifester dans toute sa beauté.

À trois lieues de là, un berger de moutons assura que l’ours avait attaqué son troupeau et emporté trois brebis. Une battue s’organisa, qui dura trois jours et amena la découverte d’une quatrième brebis fort proprement saignée par le berger et qui descendait chez le boucher, dissimulée dans un char de foin. L’explication avec le propriétaire du troupeau fut, comme il se doit en pays de forêt, où les triques poussent en abondance, à la fois longue et animée.

Puis arriva le « Parisien ». Je ne le nommerai pas autrement, ne voulant pas lui faire de peine. Suivi d’un cocker noir — sans doute pour rapporter son gibier — et vêtu d’un mirifique complet couleur feuille morte et de culottes de golf garanties et brevetées pour s’empiéger dans les ronces, il apportait un Mannlicher à lunette viseur et un peu plus de cent cartouches. Le second jour, il avait engagé dix montagnards, à des prix inouïs pour l’époque, et la traque commençait, si j’ose dire, sur une grande échelle.

Mais, dès ce soir-là, les amis, bûcherons, bracos et contrebandiers, avaient tenu une « veillée » dans un vieux chalet, tandis que leur homme allait dormir. À ces états généraux, j’avais été convié à titre de vieux frère. Pérollaz, tout à fait remis de son émotion, prit la parole et fut éloquent comme feu Cicéron.

— S’agit pas, maintenant que nous tenons le bon bout, de tuer l’ours et de tout ficher par terre. Il vient de commander une barrique de vin vieux qui monte par camionnette ; demain, on fait les sacs avec du jambonneau et du poulet froid comme casse-croûte : faut que ça dure, tant qu’il sera pas fatigué. L’ours, c’est notre usine, nos assurances, notre syndicat. Si quelqu’un lui envoie une prune, il aura affaire à moi.

— Mais, tout de même, il faudrait au moins le lui faire voir, sans ça il va se décourager, cet homme.

— Va toujours, ça durera ce que ça durera. En attendant, buvons un coup à sa santé.

À dater de ce soir mémorable, l’ours sembla se multiplier, il avait été vu trois et quatre fois dans la journée, de tous les côtés à la fois. Un chamois tué au petit jour nous fournit poumons, tripes et boyaux pour une effroyable mise en scène dans une écurie, dont l’ours avait, paraît-il, brisé la porte. Il est exact que la porte avait été arrachée, cela m’avait donné assez de mal : les vieux gonds rouillés tenaient plus que je n’aurais cru. Un seau de sang de bœuf emprunté au boucher et lancé à la volée complétait le carnage, il y en avait jusqu’aux poutres du toit. Notre lascar en frémit, et ses cheveux se dressèrent d’horreur. Puis ce fut Arvieux, un des chasseurs, qui se tailla la jambe vilainement avec une hache en fendant du petit bois pour le café. Le récit de sa rencontre avec la bête me fit peur à moi-même, et le blessé s’en alla à la clinique d’Annecy guérir son « coup de griffe » de l’ours, nanti d’un gros billet et d’un pantalon tout neuf en velours à côtes vert-bouteille. Je crois que ses copains lui envièrent encore plus le pantalon que le billet.

Au bout de quinze jours, notre gaillard dut retourner à Paris. Il n’avait pas l’ours, mais il était radieux, ayant descendu trois marmottes, plus un vieux chamois que nous avions eu bien du mal à lui pousser, presque à lui canaliser dans un poste où il était obligé de le tirer — un véritable assassinat.

Alors Pérollaz, à nouveau, prit la parole :

— Mes petits, maintenant on peut y aller. Je vous dirais bien qu’on recommencera l’année prochaine, mais vous n’y tiendrez pas. Je suis sûr qu’il ne passera pas l’hiver. Donc, demain, on y va pour de bon.

J’éprouvai le besoin d’élever une protestation timide.

— Mon vieux Pérollaz, tu es un dégoûtant. Voilà un ours qui vous a rapporté à chacun pas mal d’argent, dix fois plus que ne vaut sa peau, sans compter le cognac, les coups de blanc, une veste de chasse à Grandpierre, le fameux pantalon d’Arvieux, des cartouches, que sais-je encore ... Et vous voulez lui faire son affaire ? Vraiment, ça n’est pas chic de ta part.

Mais ce fut en vain, j’avais l’unanimité contre moi, et, le lendemain, je ne fus pas le dernier à partir pour la vraie battue. J’étais bien tranquille. Je savais où était l’ennemi. Quelques jours auparavant, remontant de nuit de la vallée, j’avais entendu une grosse bête qui voyageait dans le noir, à quelques pas de moi. Un coup de lampe électrique, et l’ours s’était levé derrière un buisson. Il me regardait, debout, en grognant comme un chien qu’on dérange, puis retomba sur ses quatre pattes et s’en fut d’un air dégoûté. Nul doute que, profondément écœuré par nos coups de feu, nos clameurs et notre vacarme, il n’eût décidé une fois pour toutes de changer de canton. L’année suivante, des ouvriers qui travaillaient à une coupe de bois me le signalèrent, à deux vallées de là, dans un grand fouillis de mélèzes et de framboisiers. J’y fus un jour, en cherchant des gelinottes, et j’eus la chance de l’apercevoir qui déterrait des nids de guêpes. En m’entendant approcher, il me regarda de côté, comme s’il me reconnaissait et se disait : « Encore ce raseur ! »

Puis il me tourna le dos et s’en fut à petits pas. Il me parut moins bien en point, maigre et pelé. Sans doute regrettait-il la forêt natale d’où nous l’avions délogé. Devant son attitude méprisante, j’eus un moment la démangeaison de le faire courir, en lui lâchant deux coups de petit plomb dans les fesses qu’il me montrait obstinément, mais je me souvins de l’excellent vin blanc du « Parisien » et lui tirai majestueusement mon chapeau.

Je n’en ai jamais plus entendu parler.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°612 Février 1947 Page 374