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Haro sur le lapin !

Ce titre de ma part surprendra sans doute les lecteurs qui voudront bien se souvenir que, dans ces colonnes mêmes, j’ai défendu maître Jeannot comme gibier authentique.

Certes, je ne retranche pas un mot de ce que j’ai pu écrire à son sujet. Je ne renie en aucune manière les plaisirs que le lapin a pu me procurer. Mais j’ai pris soin de reconnaître au lièvre une préséance que nul ne saurait lui contester.

La chasse du lièvre au chien d’arrêt est une des plus belles qui soient. Ami chasseur, souviens-toi, dans un paysage de plaine cultivée ou de plateau montagnard, de l’arrêt de ton compagnon tendu vers le creux d’un sillon ou d’un fossé, vers le pied d’une vigne ou un coin de mauvaises herbes, un éboulis de pierraille ou un carré de genêts ; souviens-toi, et, à ce souvenir, ne sentiras-tu pas ton cœur cesser de battre une infime seconde et tes mains se crisper sur le fusil que tu portais en cet instant magnifique ? Tu connais la suite : le lièvre roulé et ton bras soulevant le poids de ta victime, ou bien le lièvre manqué fuyant dans sa foulée splendide à travers le paysage, tandis que, le désespoir au cœur, tu esquisses le geste de jeter ton fusil à terre, cependant que tu échafaudes déjà les circonstances atténuantes qui te vaudront l’excuse de tes amis.

Si j’ai pu citer l’exemple de lapins obligeant des chiens à une poursuite de plusieurs heures, les chasseurs au chien courant n’auront point de peine à m’opposer la supériorité du lièvre. Animal de vénerie, les plus grands chasseurs avec les meilleurs chiens ont fait leurs délices de son courre. Ils y ont appris toutes les subtilités de la chasse et s’y sont perfectionnés dans cette science. La bibliographie cynégétique est remplie de ses louanges.

Le modeste chasseur à tir a pu, en chassant le lièvre, se gonfler d’orgueil lorsque sa petite meute, après tous les tours et détours de la chasse où se sont égrenés les défauts, les balancers, les hourvaris, lui amène l’animal a portée de fusil.

N’entrons pas dans le domaine gastronomique. Mais chacun sait que, souvent, la mort d’un lièvre fait l’objet d’une réunion d’amis ou d’une réunion familiale où le héros du jour, découpé en morceaux, réjouit les palais de sa chair et les oreilles du récit répété de sa fin.

Aussi n’est-ce pas sans un certain souci que bien des chasseurs voient, à l’heure actuelle, dans des régions parfois inattendues, le lièvre reculer devant le lapin, qui l’évince et prend sa place.

Le phénomène n’est pas récent, et, d’après les témoignages que j’ai pu recueillir, il résulte que, depuis un demi-siècle, des quartiers entiers de ma région ont vu et voient le lièvre reculer et le lapin s’installer.

Ainsi, il y a de cela quarante ou cinquante ans, les régions boisées d’Uzès étaient peuplées a peu près exclusivement de lièvres. Le lapin n’y existait qu’exceptionnellement. Aujourd’hui, il en va tout autrement. Rares sont les capucins qui tombent sous nos coups, alors que maître Jeannot a marqué partout sa présence.

Tout récemment encore, j’ai pu constater, sur les pentes du mont Lozère, à plus de 1.000 mètres d’altitude, que le lapin avait évincé le lièvre. Il y a vingt ans, me disait-on, il n’y avait pas de lapins ; depuis quelques années, il pullule. Sa présence peut s’expliquer par le Causse, peu éloigné, qui a peuplé les abords et, de proche en proche, l’a répandu de plus en plus loin. J’ai gravi un sommet situé à 1.425 mètres d’altitude et couronné de blocs de rochers. Ces blocs étaient devenus de vastes terriers. Lapins partout, mais, pour reconnaître du lièvre, il fallait aller plus haut et plus loin.

Certains disent que lièvres et lapins ne cohabitent pas ensemble en raison du tempérament batailleur des lapins. Il arrive pourtant fréquemment qu’on lance un lièvre isolé parmi des lapins. Je crois plutôt que, le lapin proliférant avec rapidité, il lui faut toute la nourriture du canton, il lui faut toutes les remises, et, comme le peuplement d’un terrain de chasse est conditionné par la provende et le gîte, le lièvre recule devant un animal aussi encombrant. De plus, les convoitises dont il est l’objet, tant de la part des chasseurs que des braconniers, réduisent dangereusement sa densité et, par conséquent, le pouvoir de résistance de sa race. Aussi voyons-nous s’amenuiser son aire de dispersion jusque sur les plateaux élevés de la Lozère, où il semblait que l’altitude, le froid et la neige devaient protéger ses domaines.

En serons-nous donc bientôt réduits à chasser le lapin faute de lièvre ?

Certes, je crains que l’évolution que j’ai pu constater se poursuive sans relâche. Le lièvre est trop peu prolifique et trop braconné pour résister avec avantage. On pourrait envisager une destruction massive du lapin. Mais les moyens qu’il faudrait engager et les risques d’une telle opération la rendent impossible. D’abord, rien ne permet de penser qu’en l’état actuel des choses les lièvres prospéreraient dans les cantons qu’ils ont dû abandonner, surtout dans ceux où le lapin est implanté depuis longtemps. Aussi, il est fort probable que, dans le temps qui sera nécessaire à son développement, le braconnage aidant, le lapin s’installera dans tous les terrains qui lui sont favorables. Il laissera au lièvre les quartiers ou lui-même ne saurait vivre en raison des conditions climatiques ou géologiques.

Cette évolution, plus ou moins lente selon les régions, n’est guère favorable à la chasse. Elle devrait inciter les pouvoirs compétents à la protection la plus efficace du lièvre. Il pourrait certainement se développer, car nous avons eu l’exemple, au cours des dernières années, par l’interruption forcée de la chasse, d’un rapide peuplement en lièvres. Dans une commune de 700 hectares que je connais bien, il s’en est tué 300 en 1944, après la Libération, estime-t-on, alors qu’en 1945 ce chiffre a été réduit de 80 à 90 pour 100.

Car la qualité des chiens aussi n’y gagne pas. Pour chasser le lièvre, il faut des chiens ayant une grande finesse de nez, de l’endurance, parfaits dans le change et les défauts, alors que la poursuite du lapin reste, malgré tout, plus petite chasse.

Aussi n’est-ce pas sans une mélancolie anticipée que l’on envisage déjà tels genêts amers du mont Lozère dépourvus de longues oreilles, tandis que maître Jeannot étirera devant les chiens sa fuite prompte et courte avant de disparaître dans un trou.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°612 Février 1947 Page 375