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Faconde cynégétique

— Doucement Castor ! Doucement Castor ! Coco, Coco, Coco ! Ici ! Ah ! brigands, brigands, bandits !

Sous cette avalanche d’appels, de cris, d’imprécations, les deux chiens, Castor, épagneul moucheté de marron, à la queue en panache, brave chien calme chassant en philosophe, et Coquette, chienne mâtinée de breton, vive comme la poudre et très bonne sur le poil, revinrent quêter autour de leur maître, dont la pipe fumait à travers le bois comme la locomotive du tortillard. Le feutre en bataille, la barbe au vent, le fusil en arrêt, il arpentait la campagne à bonne allure, trouvant à chaque instant l’occasion de raconter quelque histoire, de rappeler quelque exploit ou de donner un conseil péremptoire et bruyant.

— Tenez, là, ce coin de bois n’est jamais sans lièvre. Faites-le comme il faut ... Mais non, pas si vite ! Vous allez trop vite ! J’y ai tué, moi, deux, trois, quatre, cinq, six lièvres !

Puis nous reprenions la chasse dans un instant de calme qui ne durait guère.

— Voyez là-bas ! Qu’est-ce qui vole ? À vous, à vous !

— Un geai seulement, qui, dérangé par le vacarme, fuyait à travers les pins.

Nous descendîmes la côte. Au fond, coulait, au milieu des prés et bordé de vernes, le ruisseau limitant la chasse. Soudain, venant d’on ne savait où, un capucin passa au fond du vallon, à plus de cent mètres, qu’il salua d’un doublé inutile autant que précipité. L’animal ne fit qu’accentuer sa course et, couchant ses oreilles sur son dos, sauta le ruisseau et grimpa de l’autre côté pour se perdre à travers bois.

— Il en tient, il en tient ! Castor, Castor, Coquette ! ... Ah ! ils ne l’ont pas vu, sans quoi ils l’auraient déjà pris. Mais il n’ira pas loin, allez !

Quelques minutes après, deux détonations retentissaient au loin.

— Voyez-vous, ça y est ! Il est allé tomber dans les pieds de ceux de Sainte-S ..., qui l’ont ramassé et veulent nous faire croire que ce sont eux qui l’ont tué. Ah ! ceux-là ! Toujours à chasser chez moi. Mais que je les y prenne ; ils sauront de quel bois je me chauffe ! Un lièvre comme ça, au moins huit à neuf livres ! Vous avez vu ce bond à mon coup de fusil ?

— Peut-être un peu trop loin, docteur ; je crois qu’il ne risquait pas grand’chose.

— Trop loin ! Trop loin ! Tenez, vous me faites rire. Trop loin ! J’ai tiré des lièvres à cent vingt pas, moi, avec du six, et en cul encore ! Ça vous épate ? Vous ne savez pas jusqu’où peut porter un fusil. Nous passions, un jour, au Grapillat. Le garde, qui venait à notre rencontre en battant les buissons, fait partir un grand bougre de lièvre qui vient vers nous, mais, en nous voyant, fait demi-tour. Barthélémy et le père Michel, qui étaient avec moi, le regardent filer en disant : « Dommage qu’il nous ait vus. Il venait bien celui-là. » Moi, je lui envoie un coup de six. Il n’a pas bougé de place. Cent vingt pas, je vous dis ; nous les avons comptés pour nous rendre compte ... Et percé comme une écumoire !

Un lièvre arrêté net dans ces conditions ! Ça nous laisse un peu sceptiques. Mais inutile de protester ou d’élever le moindre doute. Cela ne servirait à rien. Quelques minutes de calme lui donnaient l’occasion de mettre sa pipe éteinte dans sa poche et d’en sortir une autre toute bourrée à l’avance. Et ça recommençait.

— À présent, il n’y a plus rien. Tenez, là, dans cette région formée par ces trois ou quatre fermes, il y avait, avant la guerre, avant l’autre guerre, une douzaine de compagnies de perdrix. Il n’y en a plus aujourd’hui. Ah ! misère. Tout ça parce qu’il y a trop de chasseurs qui sont tous des braconniers. Ah ! ce que j’en ai tué du gibier ! Pendant la guerre, quand la chasse était défendue et que personne ne chassait, j’avais un petit fusil démontable que je prenais toujours en allant voir mes malades ou mes femmes en mal d’enfant. J’ai suivi les lièvres à la neige. Je rapportais toujours du gibier. Quelquefois deux, trois lièvres en quelques minutes ...

Et, comme on lui demandait s’il ne craignait pas les gendarmes :

— Les gendarmes ! Ah ! ils avaient bien autre chose à faire, les gendarmes ! Et puis ils le savaient et fermaient les yeux. Les lièvres auraient tout dévoré ; il y en avait jusque dans les jardins, et les pandores craignaient pour leurs légumes. D’ailleurs, ils pouvaient toujours venir ; ils ne m’auraient pas eu ... Une après-midi, nous chassions les bécassines sous Bas. Il y en avait, il y en avait, que c’était une bénédiction ! Un passage extraordinaire comme on n’en voit plus. Nous tirions sans arrêt : pan, pan ; et pan, et pan ! Jusque sous les maisons. « Viendront-ils ces messieurs de la gendarmerie, disais-je à Barthélémy ? Ils doivent pourtant nous entendre ! » Eh bien ! ils ne sont pas venus ; ils sont restés bien tranquilles. Plus de cinquante coups de fusil sur les bécassines en deux heures ! Des nuages de bécassines, je vous dis !

Il s’arrêta un instant, comme rêveur, semblant apercevoir les nuées de longs becs dans la fumée de sa bouffarde. Puis, enchaînant :

— Il faudra bientôt aller à la Loire. Les canards doivent commencer à arriver.

Et, comme j’avançais que j’en avais tué un, la veille, à la passée :

— À la passée ? C’est aux Échets qu’il vous faudrait aller pour la passée ; vous verriez ce que c’est, alors ! J’y allais quand je faisais ma médecine à Lyon. Il y avait là — et il nous citait un tas de noms plus ou moins célèbres. Vous n’en seriez pas revenu de voir autant de canards. Pan devant, pan derrière ! Et ça tombait, ça tombait ! Ça n’en finissait plus de tomber ! Quand on n’avait plus de cartouches, on s’en allait, avec dix, vingt, trente, quarante canards !

Un merle qui partit d’un buisson arrêta net l’avalanche. Pas pour longtemps cependant.

— Allons les chiens ! Allons la meute ! Allez, capucins, où êtes-vous, bougres ! Sortez ! ...

Le vent d’octobre se levait, un vent frais qui faisait chanter les pins de toutes leurs aiguilles et trembler les feuilles des vernes au bout des branches. Sur une petite butte, au beau milieu d’un pré, quelques grands pins balançaient en cadence leur tête au bout de leur tronc nu.

— Bécasse, bécasse ! cria le docteur, qui s’était un peu éloigné. Nous le rejoignîmes.

— Elle est partie de là. Castor, Castor, Coquette ! Allons les chiens, allons la meute ! Bécasse ! Doucement brigands !

Nous nous séparâmes de nouveau les uns des autres, allant dans la direction qu’avait prise l’oiseau roux. Le cœur battant, chacun caressait intimement l’espoir de le voir partir à bonne portée et de le culbuter dans les fougères. Soudain, le garde, qui battait les buissons à coups de gourdin, la fit lever d’un roncier où elle s’était blottie. Je réussis à lui faire faire un beau plongeon dans le fourré, d’où mon épagneul l’apporta.

— Ah ! vous l’avez, veinard ! Il y a toujours de la bécasse dans ce coin. J’aurais pu la tirer, moi aussi ; j’ai préféré vous la laisser. Surtout que je ne l’ai pas vue partir. Je n’aime pas tirer quand je ne vois pas. Mais vous savez, au jugé, quelquefois, on ne sait pas ... Coquette, Coquette ! ...

Trois gros ramiers, farouches, s’enfuirent à grand bruit d’ailes à travers les fayards. On les vit tourner au-dessus du bois, puis disparaître. Ils déclenchèrent, de nouveau, l’appareil oratoire de notre hôte.

— Des ramiers ! Il faut aller au Tracol pour voir des ramiers. Vous n’êtes jamais allé au Tracol ? Je vous y prendrai quelque jour. C’est effrayant les oiseaux qui passent là certains jours. Il s’en tire des centaines et des centaines. Mais il faut se hâter de les ramasser, car c’est un peu la foire d’empoigne. Avec un chien qui rapporte, on en aurait vite un plein sac. Un jour qu’un voisin de poste en avait dégringolé deux d’un coup de fusil, il m’appela pour l’aider, avec mes chiens, à les chercher dans le fourré de genêts où ils étaient tombés. Je cherchai avec lui un bon quart d’heure, mais je les avais déjà dans mon carnier !

Il se mit à rire de son exploit, disant, pour finir, qu’on avait si souvent ramassé les siens :

— À charge de revanche, pas vrai ? Et puis, demandez donc au père Michel les bons dîners qu’on y fait. Il y a une auberge où le saucisson et la jambonnette sont fameux ... et la bonne pas farouche, ajouta-t-il en clignant un œil étincelant de paillardise et en donnant une grande bourrade dans le large dos du père Barthélémy. Je vous y prendrai quelque jour, avec ma voiture.

» Oiseau, oiseau ! cria-t-il après la chienne, qui courait après une alouette.

» Des alouettes, il n’y en a plus à présent. Il aurait fallu voir ça autrefois. J’ai tiré, une année, plus de mille alouettes au cul levé ! »

Se rendait-il bien compte du nombre de cartouches qu’il aurait dû tirer pour arriver à un tel tableau ? On ne sait pas ; on reste seulement confondu.

On s’arrêta un instant, dont il profita pour changer de pipe. Il en sortit trois ou quatre de sa poche, dans lesquelles s’entortillait un gros chapelet à grains noirs qu’il brandit sous le nez du gros Barthélémy, dont la bonne face écarlate et toujours impassible laissa percer un fugitif sourire.

— C’est-il pour compter vos lièvres ? lui dit-il.

Un incident vint gâter la fin de cette matinée. Une caille, bien attardée pour la saison, partit devant son chien. Ce fut celui-ci qui attrapa le coup et non l’oiseau. Alertés par le coup de feu, nous le vîmes faire de grands gestes.

— J’ai tué mon chien, j’ai tué mon chien ! criait-il. La pauvre bête était, en effet, couchée sur le côté, saignant des oreilles, du dos et du flanc. Son maître, chapeau et fusil à terre, les lèvres tremblant dans la barbe, le palpait, l’air bouleversé, essayant ensuite de le remettre sur ses pattes. Mais il retomba en gémissant. Il paraissait bien touché. Alors, ramassant son fusil, flanquant d’un coup de poing son feutre sur sa tête, il prit l’animal dans ses bras, disant :

— Je vais vite le ramener à la maison.

Le fusil en bandoulière, nous nous taisions, consternés, quand, brusquement, d’une touffe de bruyère, un lièvre bondit. Il lâcha son chien et roula magnifiquement le rouquin, le tout n’ayant pas demandé plus de quelques secondes. À la course, il alla le disputer aux chiens qui le bourraient et revint, haletant, le tenant par les oreilles. Nous le félicitâmes de sa promptitude et de son adresse.

— Bien roulé, docteur !

Il sourit dans sa barbe, et ses gros sourcils hérissés tremblèrent un instant au-dessus des lunettes où ses yeux pétillaient. Il glissa la bête dans son carnier et, reprenant son front soucieux, revint vers le chien blessé, qui, langue tirée, haletait toujours, couché sur l’herbe. Avec mille précautions, il le reprit dans ses bras et, la tête basse, le regard accablé :

— Allons-nous-en, dit-il.

Si vous passez quelque jour à M ..., dans ce Velay si pittoresque où la Loire roule ses eaux parfois tranquilles, parfois aussi tumultueuses, où les rivières à l’eau claire et glacée recèlent les belles truites d’or vert constellé de rubis et les ruisseaux les écrevisses couleur de bronze, peut-être le rencontrerez-vous, l’air toujours pressé et la pipe aux dents. Alors, si vous avez le temps, si vous aimez la cascade rebondissante des mots qui semblent se pousser les uns les autres, si vous ne craignez pas l’interminable assaut des phrases qui fusent à jet continu, si les histoires les plus fantaisistes ne vous font pas peur, arrêtez-le et parlez-lui de chasse. Je vous promets un fameux feu d’artifice.

Seulement, je prie saint Hubert de vous aider à tenir le coup !

FRIMAIRE.

P.S. — Ces lignes étaient déjà écrites lorsque la mort est venue enlever celui qui en est le héros. Que ceux qui reconnaîtraient ce personnage, qui fut un grand chasseur et un bien brave homme, aient avec moi, envers sa mémoire, un souvenir ému.

Le Chasseur Français N°612 Février 1947 Page 378